Robert Doisneau (1912 1994), Un Regard Oblique, 1948
L’ironie appartient au monde des « regards obliques », monde dans lequel les regards des uns ne coïncident pas avec les regards des autres, monde de tous les jeux de mots, de photos, d’images et de textes dans lesquels les regards et, plus largement, le sens de ce qui est montré demande un décryptage.
Il y a le sujet (officiel, droit), le sens premier, explicite. Dans la photo ci-dessus, analysée par Philippe Hamon dans son livre lsur l'Ironie littéraire, un couple examine un tableau dans une devanture… Mais la photo montre tant d’autres choses (le sens second, l’implicite ?) au travers du « biais de la photo », le regard oblique de l’homme ainsi que des détails (expression des visages, posture du couple, vêtements, enseigne en fond (teinturerie en italique, l’écriture penchée prisée par l’ironiste, et ce LEFRAN en angle comme un quasi-titre subliminal…).
Tentative de définition de l'ironie littéraire
L’ironie, mécanisme plein de finesse, lieu de subtilité et de détours qui prennent des formes multiples, est un terme difficile à définir.
Écartons d’entrée l’idée que l’ironie serait synonyme d’humour, même si l’on peut l’y associer, le comique et l’humour s’associent au rire tandis que l’ironie, à forte composante mentale, provoque un autre phénomène physiologique : le sourire.
L’ironie fait partie de ce que l’on appelle les effets de style. Elle marque un écart, un jeu avec les règles d’utilisation du langage. Elle s’écarte de la soumission au seul projet de communication et de précision. Et l’on peut noter, non sans ironie, que la figure oblique de l’homme dans le tableau de Doisneau est désignée par le même mot, figure, que les éléments textuels que l’on nomme des figures de style.
Commençons par rappeler, même si ce n’est pas tpit à fait notre sujet - quoi que…- le fait que l’on accorde volontiers une nature ironique à la nature, au destin, au réel, avec, par exemple, l’expression, étonnante quand on l’interroge, d’ironie du sort qui est devenue courante au début du XIXe.
« Vers le ciel ironique et cruellement bleu. » a écrit Baudelaire.
Et Camus évoque « Le sourire niais indifférent du ciel. »
Nous nous centrerons sur l’ironie comme choix -stratégie ?- de communication.
L’ironie se sert du sens explicite, le sens premier, pour dire autre chose, elle vise un sens second, un sens implicite.
Si l’ironie vient du grec ancien εἰρωνεία / eirōneía, « ironie, dissimulation, fausse ignorance », elle n’est pas le mensonge.
Celui qui ment pense A, dit non-A et veut faire croire non-A.
Dans l’ironie, on exprime A, l’on pense non-A et l’on veut faire entendre non-A à son interlocuteur. Il s’agit donc de faire entendre le contraire de ce que l’on dit.
L’ironie apparait d’entrée comme une figure de l’inversion, elle contrarie et, même, renverse « quelque chose » : une hiérarchie des pouvoirs, des valeurs, des habitudes, des évidences, des certitudes…
D’où l’importance cruciale dans l’ironie du contexte, de ce dont on parle, de ce que l’on évoque à demi-mot, plus important que ce qui est effectivement raconté ou exprimé. L’ironie n’est pas un simple jeu d’inversion ou de transgression.
Si l’euphémisme, en minorant l’expression de ce qui est dit, dissimule un mot ou une phrase au mieux un sentiment, une idée, le « Va, je ne te hais point » ne possède pas à lui seul d’arrière-fond qui le distinguerait du « Je t’aime », il l’exprime autrement par une négation de son contraire. L’ironie est aussi allusion, mais à quelque chose de plus vaste. Elle repose sur la reconstruction de tout un univers de sous-entendus (toute une psychologie, une morale, un mode de pensée…). La richesse de ce sous-texte ainsi que la façon de la convoquer donne à l’ironie une complexité, un pouvoir d’évoquer, de faire penser et de ressentir qui la distinguent parmi les figures de style.
L’ironie ne consiste pas à une simple inversion de sens, une antithèse, elle inverse des rapports humains, sociaux, des modes de pensée, des façons de raisonner.
L’auteur doit à la fois faire confiance à la capacité de son lecteur à déchiffrer tout en le mettant discrètement sur la voie de l’interprétation. Là se trouve l’art de l’ironie !
Cette reconstruction demande et crée une forme de complicité avec le lecteur.
— Le contexte de référence doit être connu par le lecteur : une référence implicite à la société chinoise du Xe siècle ne « parlerait » pas au lecteur européen du XXIe. Cette nécessité d’un contexte commun est l’une des limites de l’ironie : elle ne fonctionne que dans une certaine ère géographique et temporelle, zone de partage nécessaire pour que le lecteur puisse avoir les références pour jouir du second degré et de son ambiguïté.
— Le passage au second degré doit être facilité par l’auteur qui doit pour cela envoyer des signaux au lecteur (ce sera l’objet d'un prochain article) qui lui signale la distance à prendre avec le sens premier, mais en restant dans le regard oblique, c’est-à-dire sans révéler directement le sens caché.
Il existe donc une nécessaire interprétation du texte ironique qui dépendra du contexte.
Prenons un exemple simple, l’ironie sur une seule phrase :
Quelle bonne idée d’être venu aujourd’hui !
Elle ne pourra être interprétée comme une remarque ironique (En fait, ce n’est pas du tout une bonne idée ! Ou ce n’est vraiment pas le jour !) qu’en fonction de ce que le texte a permis au lecteur de saisir sur les rapports entre les personnages et ce que peut sous-entendre cet « aujourd’hui ».
Concluons sur ce qui est certainement la caractéristique la plus remarquable de l’ironie : en reprenant, en s’appropriant des fonctionnements de pensée et de comportement qu’elle utilise comme premier degré, en les mettant sous les yeux du lecteur, elle désamorce des discours. Elle montre la mécanique et le fonctionnement des comportements et des pensées de l’intérieur. Elle met en évidence leur caractère fautif (autojustification sans questionnement, raccourcis, mauvaise fois…), caractère répétitif (expressions clichés, psittacisme) pour que le lecteur en saisisse toute la dimension de biais : en montrer le caractère oblique. On peut dire que le texte dessine ce biais de façon visible, mais sans que l’appréciation soit donnée.
Nous retrouvons ici l’idée que l’ironie n’est pas simplement informative : elle joue avec une sorte de double évaluation. Elle implique une double dimension de jugement, de prise de position ou, au minimum, de prise de distance. Celle, le plus souvent positive, du sens premier et l’évaluation négative du sens dissimulé. Pour augmenter cette dichotomie, elle procède souvent par surévaluation du sens propre pour mieux le dévaluer de façon implicite. Un portrait ironique pourrait commencer par : De l’avis de tous, c’était un homme extraordinaire… Puis raconter une histoire remplie de traitrise, d’abjection ou au minimum de médiocrité, présentée comme une belle réussite. Ce sera au lecteur de réévaluer l’adjectif « extraordinaire » et les jugements explicites au vu de ce qui lui est raconté.
L’ironie fait donc partie non seulement des figures de style, mais aussi de cet autre ensemble de procédés comme l’ellipse, l’allusion, le récit par le geste… qui donne au lecteur la possibilité (ou l’impression d’avoir la possibilité…) de comprendre seul, de deviner et ici, d’évaluer, ce qu’on lui raconte.
L’écriture du monologue intérieur d’un personnage négatif pousse au bout cette logique, ce sera notre sujet. Point de narrateur pour pointer les sous-entendus et les contradictions, c’est le personnage lui-même qui les déroule et cela les rend à la fois plus claires et plus humaines.
C’est une forme « moderne » d’ironie, directe, sans narrateur, un partage d’expérience et de pensée.
Ironie et narration
Dans le cadre de la narration, c’est-à-dire d’un récit différé, le texte peut être ironique dans sa globalité ou seulement dans certains passages.
De plus, l’ironie peut s’inscrire dans le texte de plusieurs manières et à plusieurs niveaux :
— Un personnage est ironique dans ses paroles, ses pensées, il prend de la distance avec l’histoire racontée, joue avec les autres personnages, avec les émotions…
— Le narrateur est ironique : il prend des distances avec l’histoire qu’il raconte. Ses interventions, plus ou moins discrètes, jettent le trouble sur le récit lui-même.
— Sans intervention explicite du narrateur, le texte construit une impression de contradiction entre les évaluations données par le narrateur ou les personnages et les actions racontées, évaluations que le lecteur est ainsi amené à réévaluer de façon inverse.
Exemple d'ironie littéraire
Le monologue intérieur d’un personnage négatif qui se vit comme positif et en particulier son journal intime en fournit un exemple significatif.
Ce type de journal suppose l’écriture régulière par un personnage de ses pensées et des éléments de sa vie quotidienne.C'est ce que nous propose « En Caravane » d’Elizabeth von Arnim. Il s’agit ici d’une utilisation ironique du journal intime.
Le texte raconte les épanchements sincères d’un personnage négatif, sa vie intime d’un antihéros, le lecteur est ainsi censé « partager » ces épanchements.
Mais le sens « véritable » du texte n’est pas la plongée empathique dans une intériorité, mais le souhait de mettre sous les yeux du lecteur un fonctionnement, de le démonter de l’intérieur.
Le journal permet ainsi, sans intervention du narrateur et sans jugement surplombant, de faire sentir au lecteur les enjeux et la dimension négative, ou tout au moins trouble d’un personnage.
Le personnage monstrueux ne convient pas ici. Le journal du monstre au premier degré ne permet pas de décalage ironique, de « jeu » : rappelons que l’ironie doit faire sourire !
Comme nous l’avons vu ci-dessus, l’ironie fonctionne à partir d’un contexte de référence que le lecteur doit connaitre.
Choisissez un contexte qui ne se limite pas à quelques idées simples. C’est la richesse de ce contexte qui va permettre au jeu de dépasser la seule caricature et de ne pas se contenter d’obtenir un facile assentiment du lecteur. La nature des enjeux supplémentaires est très ouverte.
Dans l’exemple ci dessous, le « héros » de « En caravane » est, certes, un prototype de l’égoïsme et du machisme, mais renouvelle ces thèmes ou les nuancer en développant un personnage individualisé et, comme nous l’avons vu, par un contexte qui ne s’y résume pas et décale un peu le sujet, il rend original l’angle d’attaque. L'anti héros de "En caravane" est porteur de toute une dimension « prussienne », d’une rigidité spécifiquement « allemande », d’une vision politique, d’un nationalisme, d’une conception esthétique et il peut être sensible à l’un des personnages féminins ce qui, parfois, peut le rendre « presque délicat » : autant de postures que le voyage va permettre de dérouler de façon à la fois différenciée et cumulative.
Extrait 1 de « En Caravane » d’Elizabeth von Arnim
« Qu’auraient pensé mes amis s’ils avaient pu me voir ainsi privé de refuge, de retraite, de repos ? Ces trois privations définissent assez bien un voyage en caravane. Impossible de jamais entrer dans la roulotte quand elle était immobile, car ma femme s’y trouvait déjà, et si par bonheur je m’y reposais quand elle avançait, Jellaby ne manquait pas d’arriver aussitôt ventre à terre pour me demander par la fenêtre si je n’avais pas remarqué que mon cheval était en sueur.
Chaque fois que nous bivouaquions, il fallait se mettre à l’ouvrage - et mes amis, quel ouvrage ! Jamais vous n’en auriez seulement l’idée. Ouvrage purement gratuit qui plus est, n’ayant pour seule récompense qu’un repas. Point d’ouvrage, point de repas. Et quand nous avions fini de dîner, croyez-vous que nous avions le loisir de nous livrer à la méditation ? Que nenni ! C’est alors que commençait la redoutable, l’effrayante, l’abominable, l’horrible vaisselle. Je n’ai toujours pas compris par quelle aberration nous n’en laissâmes pas dès le début le soin aux femmes qui ont été créées pour la faire et s’en accommodent fort bien. Mais j’étais en minorité et ne disposais pas du pouvoir d’imposer mes vues. Je ne disposais même pas de celui d’échapper à cette corvée. Si nous dressions le camp trop tôt dans la journée, la lumière du jour eût vite fait de me trahir. Et lorsque la vaisselle était faite, il ne restait plus qu’à aller se coucher. Nul homme d’esprit ne souhaite se coucher à huit heures, mais il faisait si froid - nous n’avions, disaient-ils, pas de chance avec le temps - que même par temps sec il n’y avait aucun plaisir à rester dehors. J’étais déjà resté dehors toute la journée, et lorsque le soir venait, j’avais pris en horreur tout ce qui de près ou de loin rappelait le plein air. En plus il n’existait que trois de ces confortables chaises basses sur lesquelles un homme aime à s’étirer en fumant son cigare, et sans que l’on songeât même à les proposer à quelqu’un d’autre, les dames s’y installaient chaque soir. Rien ne me parut si renversant que de voir Edelgard s’emparer de l’une d’entre elles avec une indifférence parfaite pour mes désirs, mes souhaits, mes appétits, mes ordres. Avec quelle nostalgie j’évoquais alors mon bon fauteuil de Storchwerder, pour lequel elle nourrissait un respect si profond qu’elle n’osait même pas en approcher quand j’étais à la maison - je suis même persuadé qu’elle ne s’en approchait pas davantage quand je n’étais pas à la maison. »
Extrait 2 de " En Caravane » d’Elizabeth von Arnim
« Comme il est juste, notre vieux proverbe d’Allemagne, et comme il s’applique bien au baron prussien qui s’apprête à prendre des vacances méritées (cela va sans dire) : “Aimes-tu ta femme ? Laisse-la à la maison.” C’est vers cette époque que je commençai à comprendre que je devais prêter attention à la manière dont je faisais mon lit.
« Il allait être six heures, et comme c’était d’ordinaire le moment où le reste de la compagnie entrait en activité, je me demandai d’un air sombre si nous entendrions les habituelles exclamations : “Belle journée, n’est-ce pas ? Belle et saine !” Il arrive un moment, j’ose le dire, où trop de beauté et de santé deviennent insupportables. Je tirai les rideaux de ma couchette - l’agitation que je sentais au-dessus de moi annonçait que ma femme n’allait pas tarder à descendre s’habiller - et je fis semblant de dormir. Le sommeil me paraissait un havre de paix. Comment voulez-vous obliger un homme à faire quoi que ce soit s’il n’est pas réveillé ? L’homme vraiment libre, songeai-je en fermant les yeux plus fort, est l’homme qui dort. Poussant ma réflexion plus loin, je me rendis compte, non sans frémir, que si c’était le cas, la véritable liberté, la véritable indépendance, appartenait aux inconscients - une race (ou une secte, comme vous préférez) au-dessus des lois, hors la loi tout simplement. Allant plus loin encore, et frémissant toujours plus, je compris que la liberté parfaite, la délivrance de tous nos maux, ne pouvait être atteinte que dans la mort.
Eh oui, mes chers amis, c’est de la métaphysique, pas besoin de vous faire un dessin. S’il est bien rare que je me lance dans ces spéculations - je suis homme de bon sens avant tout —, ce ne fut pas sans profit pour une fois. De la pensée de la mort, je passai à celle de la maladie qui précède généralement ce fâcheux événement, et il m’apparut que l’homme malade est au fond assez libre lui aussi - il ne viendrait à l’idée de personne de l’obliger à se lever pour sortir sous la pluie tenir un parapluie au-dessus de la tête de Jellaby pendant qu’il prépare son abominable porridge.
Aussi décidai-je tout de go d’exagérer l’inconfort que je ressentais, et de m’octroyer un jour de vacances au fond de mon lit. Ils se débrouilleraient bien pour trouver quelqu’un qui conduirait la voiture. Un homme alité ne pouvait pas conduire, quand même. Et quand on n’a pas dormi la moitié de la nuit, croyez-moi, on n’est pas en bonne santé. Au fond, d’ailleurs, qui est bien portant ? Personne. Ou presque personne. La jeunesse elle-même n’a pas de santé. Regardez un nouveau-né. Il se tord comme un ver coupé ! Nul ne peut se sentir vraiment dispos, à mon avis, s’il ne cesse toute activité pendant une journée entière. On l’oublie trop, distraits que nous sommes par le travail ou le tourbillon de la vie sociale, mais empêchez un homme de faire quoi que ce soit ou de voir âme qui vive et vous verrez qu’il aura bientôt mal à la tête.
Quand Edelgard eut fait un peu de rangement, disposé mes vêtements sur une chaise, et vidé la bassine par la fenêtre, j’ouvris les rideaux et, à cor et à cri car la pluie crépitait toujours contre le toit de la roulotte, lui fis comprendre que j’étais trop faible pour me lever. »
Bibliographie sur l'ironie littéraire
L'Ironie, Vladimir Jankélévitch
L'ironie littéraire, Philippe Hamon