Du narrateur omniscient aux narrateurs contemporains
Le narrateur omniscient
Les récits, jusqu’au début du XXe, se faisaient le plus souvent au travers du fameux « narrateur omniscient ». Il peut apparaitre comme l’équivalent d’un conteur qui ne se présente pas, l’histoire est alors racontée sans que l’on sache rien de cette voix qui distille le récit, ce n’est pas un personnage et ce n'est pas l’auteur (en tout cas de façon explicite)
La question de l’omniscience est passionnante. La narration omnisciente, c’est la « narration Dieu-le-Père », pour reprendre la formule de Jean-Paul Sartre dans son essai sur François Mauriac ; le récit fait « du point de vue de Dieu ». Il est celui qui sait tout, connait tout, il a le don d’ubiquité, il est partout et dans toutes les têtes, il connait le passé, l’avenir, les motivations secrètes des personnages et entend toutes les conversations, quels qu’en soient les lieux et les moments. C'est un narrateur qui a tendance - mais pas toujours - à donner son avis : parfois même il juge, départage le bien du mal, attribue les rôles.
Ce narrateur représente la forme extrême du « pacte de lecture », ce contrat tacite qui opère entre l’auteur et le lecteur quand ce dernier accepte d’abandonner son esprit critique et entre dans l’univers fictionnel comme s’il était réel.
Cette option du narrateur omniscient existe toujours et avec beaucoup de succès, car elle est efficace. Paradoxalement, plus le narrateur-intermédiaire est surpuissant plus le caractère artificiel du récit s’efface. L’histoire semble se raconter toute seule et l’immersion du lecteur est totale.
Le narrateur comme enjeu de création
Pourtant, l'on peut dire qu'il y a presque autant de types de narrateurs que de récits et les narrateurs omniscients eux-mêmes peuvent intervenir de façons très différentes dans le récit. J'utilise ici le vocabulaire narrateur interne, externe, un autre vocabulaire déploie des types de "focalisation", les nuances sont complexes et ne font pas l'objet de consensus. J'ai choisi ce qui me semble le plus clair pour ce premier article.
Ainsi, chez Proust, le narrateur raconte ses souvenirs, mais, dépassant son rôle de témoin, il jouit d’une forme d’omniscience. Une omniscience subtile : il décortique les motivations des autres personnages, parfois, il semble les connaitre de l’intérieur, ailleurs, il fait des hypothèses, semble douter de leurs motivations. Il sait, il imagine, il suppute, mais il ne le fait pas toujours de façon explicite laissant la place à une marge d’inconnu.
La question de l’omniscience est aussi une question temporelle. Dans La Recherche du Temps perdu, le narrateur connait la suite de l’histoire, il raconte donc tout en disposant d’une vision globale.
Le narrateur omniscient classique -celui qui n’est qu’une voix et semble tout savoir, connaît les lieux, l’histoire, les émotions des personnages et nous les fait partager, fait également partager leur progression- ne se limite pas à raconter : il conduit le récit vers la chute. Le narrateur serait-il toujours celui qui connaît la fin ? Un guide ? La question reste ouverte.
Si l'on revient à une question qui se pose si souvent en atelier, celle qui oppose "montrer" et "expliquer" : le narrateur (plus ou moins omniscient) semble une solution commode et efficiente qui permet de mener les deux de fronts : la scène (qui montre l'histoire en train de se faire) et l’explication des enjeux de l'histoire( hors de son déroulement).
Cependant, le narrateur omniscient n’est désormais -ou plutôt, plus nettement encore que par le passé- qu’une option parmi d’autres, car le type de narrateur et ses différentes possibilités sont devenus un enjeu littéraire majeur, une façon d’expérimenter, de diversifier la forme, la manière de donner les informations et la consistance du texte. Une partie des auteurs contemporains a choisi d’abandonner cet observateur privilégié ou tout au moins de renoncer à une partie de ses privilèges. Ce qui est remis en cause, c’est la possibilité que le narrateur détienne instantanément la clé et le sens de chaque geste, de chaque action, de chaque parole.
"Dans un vrai roman, pas plus que dans le monde d’Einstein, il n’y a de place pour un observateur privilégié". Jean-Paul Sartre
Il est intéressant de remarquer que cette exigence sartrienne de coller à la nouvelle image scientifique du monde va dans le sens d’un mouvement global, celui de la perte progressive du statut privilégié de l’humanité qui a commencée avec la découverte de l’héliocentrisme, s’est poursuivie avec la théorie de l’évolution et les thèses de la psychanalyse. Une perte qui d'accompagne d'une "ère du soupçon" : le sujet humain, le "personnage" avec sa psychologie, son type, sa consistance sont remis en cause notamment depuis le Nouveau roman à partir des années cinquante.
Au travers de ce refus de l’observateur privilégié, l'on peut perçoir une sorte de nouveau réalisme qui se fonde non plus sur l’exigence d’une restitution précise du monde social, mais d’une adaptation de la forme même du roman à une nouvelle réalité humaine, celle d’une humanité qui vit dans un monde physique quantique, privée de sa consistance et de ses certitudes, privée de son poste d’observation privilégié, de sa capacité à comprendre. Elle entérine dans le domaine littéraire l’abandon de l’espoir d’un accès à la réalité devenue multiple et insaisissable.
On peut mesurer ici combien les choix de structure du récit, ici le choix du fonctionnement du narrateur, qui pourraient sembler n’être que question de technique ou d’efficacité, sont le support de positionnements plus larges, plus essentiels.
J'excue de cet article les possibilités qu'ouvrent les récits à narrateurs multiples, récits dit polyphoniques qui élargiraient trop le propos.
Les narrateurs externes
Dans la droite ligne de ce soupçon sur la possibilité d'avoir accès à l'intériorité du personnage ou même que l'intériorité ne soit finalement qu'une suite de conditionnements ou d'incohérences, certains auteurs ont choisi de mener leur récit d'un point de vue strictement externe. Le texte ne dit rien ou presque des motivations des personnages et de leur monologue intérieur.
On a pu parler, en reprenant des expressions de la psychologie, d'une écriture « behavioriste » ou comportementaliste. L'écriture est complètement factuelle. Les archétypes de ces écrits à narrateur externe sont Truman Capote (De Sang froid), Dashiell Hammett (Le Faucon maltais) ou plus récemment les romans de Jean-Patrick Manchette (La Position du tireur couché). Ce dernier ajoute clairement une dimension politique à cette option censée refléter la condition de l'homme contemporain aliéné et donc privé d'accès à son intériorité.
Les personnages sont vus de l’extérieur, le récit est distancié et neutre, il s’agit de “montrer” ce qui se passe - par exemple par un changement de la façon d’agir du personnage - puisque nous n’avons pas accès à ses émotions. Même si le narrateur est focalisé, c'est-à-dire raconté, vu par les yeux d’un seul personnage - un “il” ou même un "je" - certains auteurs (notamment dans la littérature américaine) proposent un récit extérieur avec peu ou pas d’implications personnelles ou d’expressions des affects.
Le narrateur peut, dans ces récits externes, ajouter des digressions et des pensées extérieures à l'histoire, rejoignant ainsi paradoxalement l'une des caractéristiques du narrateur omniscient classique, mais seuls les actes et les faits sont décrits et presque jamais les sentiments, les émotions. des personnages.
Au lecteur de reconstituer les mouvements intérieurs des personnages à partir des seuls fragments visibles du puzzle : les comportements et les paroles échangées.
Des narrateurs non fiables, narrateurs effacés et nouvelles voies
Quand le narrateur ne fait pas de digression et que les émotions et pensées des personnages semblent venir d'eux-mêmes, le récit semble se faire seul, il s'agit d'effacer le narrateur qui doit être "comme un dieu résent partout et visble nulle part" selon la phrase de Flaubert. On retrouve ce soucis d'effacer complètement le narrateur par exemple dans les nouvelles d'Annie Saumont.
Certains auteurs contemporains, collant à cette vision d’une humanité inconstante et à l’absence de signification de l'existence et du monde, mettent en place des narrateurs non fiables, dubitatifs ou indignes de confiance (des narrateurs menteurs ) comme autant de signes des temps et de la réalité post-modernes.
Absurdité d’un monde désenchanté, absence de sens ou recherche de l'illusion complète du récit sans narrateur, ce type de positionnement amène aussitôt son contrepoint : la littérature peut aussi, dépassant le constat post-moderne, être le lieu où s’opère une nouvelle quête de sens. Les postures et les convictions esthétiques ne sont-elles pas, toujours, faites pour être dépassées ?
Pour résumer : les implications du choix du narrateur
Voici trois entrées principales à la question du narrateur :
- Le narrateur est celui qui donne les informations : les faits, les choses. Il peut avoir accès et communiquer les pensées d’un ou de plusieurs personnages, ne pas les révéler ou ne pas les connaître. Il peut commenter, juger, faire des digressions ou pas.
- L’engagement ou pas du narrateur dans le récit va conditionner la manière de raconter, le ton, le style, mais aussi le rapport à la réalité et la conception anrtopologique et spirituelle de l'auteur.
- Le narrateur se révèle fiable ou pas, il peut tricher, retenir des informations, mentir ou au contraire chercher à restituer fidèlement ce qu’il raconte.
Plus qu’un « être », le narrateur est un ensemble de caractéristiques qui portent les choix - conscients ou pas - de l’auteur : un angle d’attaque, une posture, un ton, une distance, un accès à la réalité, aux divers contenus…
Ces choix ne sont pas toujours le résultat d’un calcul, d’un plan, mais s'il reste le sujet d'hésitations de l’auteur, d'imprécisions, les incohérences induites vont nuire à la capacité d’adhésion du texte. Elles le privent de sa cohérence et donc d’une partie de sa magie. La mise en place du narrateur est un élément clé du fonctionnement du pacte de lecture et l’un des éléments qui font de chaque récit une aventure spécifique. Sa non-maitrise fait, paradoxalement, ressentir la présence de l’auteur, de sa maladresse, comme un marionnettiste qui utilise mal ses ficelles. Il faut donc faire un choix et s’y tenir : un seul narrateur ou plusieurs ? A quelle distance, avec quelle implication, quelle puissance, quelles intentions ?
Ainsi, si un récit est fait de façon neutre et extérieure, la fin ne peut pas être une exception et nous ne pouvons pas tout à coup sentir les “battements du cœur” du héros… Il peut y avoir une révélation factuelle, un revirement des affects des personnages, mais pas de changement de distance du narrateur pour qui les personnages deviendraient soudain transparents, pas de changement de cette “hospitalité” ou de cet éloignement entre les personnages et le narrateur.
Une autre façon d’envisager la question est de choisir une sorte de " rôle " pour le narrateur : Un conteur, s'il assume pleinement ce rôle, une sorte de Dieu, s’il est omniscient ou une sorte de voyeur, s’il semble découvrir l’histoire et les scènes au fur et à mesure qu’elle se déroule sans connaitre rien des personnages, un narrateur comme un observateur derrière une fenêtre ou une caméra. À l’opposé le narrateur peut être comme la voix interne au personnage ou encore celle d’un ami plus ou moins impliqué qui connait une partie des enjeux et assiste à ce qui se passe, non de l’extérieur, derrière la fenêtre, mais dans un coin de la pièce ou parmi les personnages.
Un autre thème, lié également à la question du narrateur est celle de l'oralité.Selon que le narrateurs sera un conteur, un personnages ou pas de l'histoire, il s'exprimera de façon différente. On trouve déjà chez Zola ce soucis de faire s'exprimer le narrateur à la manière des personnages et plus encoreau XXe avec Aragon ou Céline par exemple.
Au travers de cette question du narrateur et de ses multiples formes et dimensions, l'on mesure l’impossibilité d’épuiser ou même de résumer l’ensemble des aspects qui constituent un récit, chaque récit doit trouver sa forme, nous explique Flaubert, chacun a sa façon particulière de raconter et donc son ou ses narrateurs, c’est ce qui en fait une source d’invention et de création elle-même inépuisable.
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