Récits avec "tu" et "vous"

Récits avec "tu" et "vous"

 

Voici quelques exemples de récits narrés en grande partie - ou en totalité - à la deuxième personne.

           Récits avec "tu"

 - Si par une nuit d'hiver un voyageur (Italo Calvino, 1979) : un récit à la construction complexe qui utilise l'adresse au lecteur avec "tu".

"... tu avances dans la lecture, et il serait temps gu'on te dise clairement si cette gare, où je suis descendu d'un train en retard, est une gare d'aujourd'hui ou une gare d'autrefois; mais non, les phrases continuent de se mouvoir dans l'indéterminé, dans le gris, dans une sorte de no man's land de l'expérience réduite à son plus petit commun dénominateur. Fais attention : c'est sûrement une technique pour t'impliquer petit à petit dans l'histoire et t'y entraîner sans que tu t'en rendes compte. Un piège.
Ou peut-être l'auteur est-il encore indécis, comme du reste toi-même, Lecteur n'es pas bien sûr de ce qu'il te plairait le plus de lire : l'arrivée dans une vieille gare, qui te donne le sentiment d'un retour en arrière, d'une réoccupation des temps et des lieux perdus, ou un éblouissement de couleurs et de sons qui te procure le sentiment que tu es un vivant d'aujourd'hui, à la manière dont aujourd'hui on croit que cela fait plaisir d'être un vivant. Ce bar (ou « buffet de gare », comme on l'a appelé), ce sont peut-être mes yeux myopes ou irrités qui l'ont vu flou et brumeux : il n'est pas du tout exclu qu'au contraire il soit saturé de lumière, celle que diffusent des tubes couleur foudre, que reflètent des miroirs, qui pénètre jusqu'aux derniers recoins et interstices; que de cet espace sans ombres une machine à tuer le silence fasse en vibrant déborder sa musique à plein volume, que les billards et autres jeux électriques simulant courses hippiques et chasses à l'homme soient tous en marche; que des ombres colorées nagent dans la transparence d'un téléviseur et dans celle d'un aquarium où des poissons tropicaux s'ébattent à travers un courant vertical de bulles d'air. Et que mon bras, au lieu de soulever un sac de voyage à soufflet, gonflé, un peu râpé, pousse une valise carrée de matière plastique munie de petites roues, qu'on manœuvre à l'aide d'une canne pliable de métal chromé.
Lecteur, tu me voyais déjà sous la verrière, le regard fixé sur la pointe des aiguilles d'une vieille horloge ronde de gare percées comme des hallebardes, essayant en vain de les faire revenir en arrière, et de parcourir...

Voici donc qu'un roman si finement tissé de sensations se présente à toi tout à coup crevassé d'abîmes sans fond i:comme si, justement, l'ambition de restituer la plénitude de la vie révélait le vide en dessous. Tu essaies de franchir la lacune, de prendre l'histoire en t'accrochant au lambeau de prose qui vient après, effrangé comme le bord des feuilles qu'a tranchées le coupe-papier. Tu ne t'y retrouves plus: les personnages ont changé, le cadre aussi, tu ne comprends pas de quoi on parle, il y a là des noms de personnes que tu ne connais pas : Hela, Casimir. Il te vient le soupçon qu'il s'agit d'un autre livre, peut-être du véritable roman polonais.  En s'éloignant de Malbork, et, dans ce cas, ce que tu viens de lire pourrait bien appartenir à un autre livre encore; Dieu sait lequel.
Au vrai, tu n'avais pas le sentiment que les noms Brigd, Gritzvi aient une sonorité typiquement polonaise. Tu as un bon atlas, très détaillé; tu consultes l'index ..."

 

   -  Journal d'un oiseau de nuit (Jay McInerney, 1984).  Un "tu " qui s'adresse au personnage - au lecteur ?-  dans un livre d'humour noir, une écriture étonnante. Voici le commentaire qu'en a fait Raymond Carver au moment de sa sortie : "Un roman mortellement drôle, et qui va droit au but : le cœur humain."

"Tu n'es pas le genre de type à traîner dans un endroit pareil, à une heure aussi tardive. Mais t'y voilà pourtant, sans pouvoir prétendre que le lieu te soit étranger, même si les détails manquent de netteté. Te voilà même en grande conversation avec une fille au crâne rasé. Dans une boîte - une boîte que tu connais, sûrement, sans vraiment savoir laquelle - le Heartbreak ? Le Lizard Lounge ? Tout pourrait s'éclaircir, si tu filais priser un peu de poudre tonique bolivienne aux toilettes. A moins qu'au lieu de s'éclaircir, tout se brouille un peu plus.
Car une petite voix intérieure te dit que, si tu n'avais pas déjà forcé la dose, tu ne souffrirais peut-être pas de cette confusion chronique. La nuit a d'ores et déjà basculé sur quelque imperceptible pivot : de deux heures du matin, te voilà subitement à six. Et sans vouloir encore en convenir, tu sais qu'est déjà venu et passé ce moment où tu as dépassé les limites au-delà desquelles tout n'est plus que ravages gratuits et incontrôlables tremblements nerveux. Depuis un bon moment déjà, tu aurais dû arrêter les frais, mais tu as continué sur ta lancée, et maintenant, tu essaies de t'accrocher, tu dérapes dans la poudreuse. (...)

Tu hoches la tête en prenant une gorgée de bière.
Comme il semble attendre une réponse, tu lui demandes à quelle reprise on en est.
Il te toise des pieds à la tête, comme si tu tenais un volume de poésie à la maison, ou que tes chaussures n'étaient pas assorties à ton costume. « Troisième mi-temps », dit-il. Et il te tourne le dos.
Tu as toujours rêvé de pratiquer en expert l'art difficile du commentaire sportif. Avec le temps, tu as fini par comprendre que c'était la clé de la camaraderie virile. Tu as douloureusement conscience de ton ignorance; elle fait de toi un exclus, isolé de la grande fraternité populaire. Tu aimerais être le genre de type capable d'entrer dans un bar et de briser la glace en stigmatisant d'une formule lapi-daire, à la Damon Runyon, le style d'un demi de mêlée. Un type qui se sentirait à l'aise avec les chauffeurs de poids lourds comme avec les agents de change. En fac, tu pratiquais surtout des sports solitaires - le tennis, le ski. Tu n'es pas certain de savoir ce qu'est une surface de réparation. Toutes les métaphores sportives, les fleurs de rhétorique qui prospèrent dans les éditoriaux politiques, sont perdues pour toi. On ne fait pas confiance à un homme qui n'a pas suivi le Super Bowl. Tu aimerais consacrer une année entière à scruter tous les matchs à la télé et à lire chacun des cinquante-deux numéros de Sports Illustrated. En attendant, ta stratégie se limite à regarder, de temps à autre, une rencontre, dans chacune des disciplines, afin de placer dans la conversation des remarques du genre : « Vous avez vu le point marqué par... "

 

-  Lambeaux (Charles Juliet, 1995) Un livre très émouvant, une quête dans laquelle un "je"  discret s’adresse à un "tu" omniprésent. Le narrateur s'adresse avec "tu" à sa mère disparue, mais il ne s’agit pas d’un dialogue, mais de se mettre "à la place de" ; le texte semble dire : je t’imagine, je te connais, je peux t’imaginer. Ce "tu" est une  tentative de créer une relation, une compréhension.

"Tu aides une voisine à ranger son grenier, et vous avez la surprise de découvrir des casques, des sabres, des uniformes datant de la guerre de 1870. Au fond d'une armoire, sous de vieux sacs de pommes de terre, tu déniches une bible en assez bon état. Tu la tapotes pour en faire tomber la poussière, puis tu l'ouvres, et en t'agenouillant près de la petite fenêtre, lis la première ligne en haut de la page de droite :
Faisant dévier mes chemins il m'a déchiré et il a fait de moi une horreur...


Tu la lis, la relis. Les mots te pénètrent, prennent possession de toi, font lever tout un magma d'idées confuses, rejoignent des questions que tu ne saurais formuler mais qui sont toujours à rôder dans ta nuit. La tête appuyée contre le mur, ce volumineux ouvrage pressé contre ta poitrine, tu restes ainsi un très long moment, en proie à une joie mêlée de tristesse et d'angoisse.
Ouel destin va t'échoir? Ouelle sera ta vie ? Et ces obscures aspirations qui te travaillent, où vont-elles te conduire? Tu voudrais dire à cette femme ce qui t'étreint, mais tu ne sais pas parler, n'oses pas, crains de la voir sourire, et l'après-midi se passe sans que vous échangiez un mot. Des images en toi glissent, se mêlent, s'en-chevêtrent... Partir, certes, partir. Mais que rien ne fasse dévier tes chemins."

-    L’inconsolable (Anne Godard, 2006). Un livre sobre, trop peut-être, sur le thème du suicide et de la perte. Il ne s'agit plus d'une adresse au disparu, mais d'un monologue avec "tu". Contrairement au texte de Juliet, ce "tu" inconsolable, procédé intéressant et original, semble éloigner, je dirais presque déshumaniser le récit.

"C'est venu du dehors, peu à peu, comme une main lourdement posée sur ton épaule, qui t'aurait rappelé un souvenir usé. Tu es restée assise sur le lit, pieds ballants, tu ne sais pas combien de temps ainsi, immobile, sans rien voir, sans penser à rien. Tu te dis que tu as beaucoup souffert, d'habitude cela suf-fit, tu n'as pas besoin de penser plus concrètement.
D'habitude tu aimes bien, même, cette sensation, mais tu n'aurais pas dû te laisser envahir. Dans le silence de la maison, tout semble arrêté. C'est l'heure de la sieste, léthargie partout. On se croirait au milieu de la nuit. Mais sur le plancher, tu sens encore la brûlure du soleil, qui s'effile à travers les persiennes, en lames aiguës, éblouissantes dans la pénombre. Où sont-ils tous passés? Ta voix te parvient atténuée, blanche et creuse. Tu dis des mots sans te soucier de ce qu'ils pourraient signifier, tu essaies seulement de t'assurer de ta présence, percevoir que tu es là, encore un peu vivante, malgré tout. Du bout des pieds, tu atteins le rebord de la cheminée, la fraîcheur lisse de la pierre te ramène lentement à la surface de toi-même. Tu voudrais que quelqu'un vienne, mais personne ne vient, personne ne t'a entendu, personne ne sait. Depuis toujours tu es dans le monde désert et jamais personne ne t'a dit ce que tu étais en train de vivre.
Ça y est le soir tombe. Du jardin te vient le bruissement du vent dans les feuilles des platanes. Le monde est revenu à sa place, d'un seul coup. Tout à l'heure, pour le dîner, tu mettras ton masque. Ils ne s'apercevront de rien et, comme chaque jour depuis que tu es enfant, tu resteras muette pour étouffer dans le silence ton lent écroulement inté-rieur, sans paroles. Et, comme d'habitude, tu leur en voudras parce qu'ils ne sauront jamais. Gestes méca-niques. Se lever, se vêtir, descendre au jardin, sou-rire, parler du temps. Il a fait si chaud la nuit der-nière. Très peu dormi, comme d'habitude."

 

-     Un Homme qui dort (Georges Perec, 1967). Dans ce récit, le narrateur s'adresse à lui-même et initie une expérience de repos absolu.

"La rencontre de ton œil et de l'oreiller donne naissance à une montagne, une pente assez molle, un quart, ou plutôt un arc de cercle qui se détache au premier plan, plus sombre que le reste de l'espace. Cette montagne n'est pas intéres-sante; elle est normale. Pour l'instant, ton esprit est occupé par une tâche que tu aurais à accom-plir, mais que tu ne parviens pas à définir exactement; il semble qu'il s'agisse d'une tâche peu importante en soi et qui, peut-être, n'est que le prétexte, l'occasion de vérifier si tu connais le code; tu supposes, par exemple, et cela se vérifie tout de suite, que la tâche consiste à ramener ton pouce, ou bien toute ta main, par-dessus l'oreil-Ter : mais est-ce bien à toi de le faire? Ta place dans la hiérarchie, tes années de service ne te dispensent-elles pas de cette corvée? (...°

La rencontre de ton œil et de l'oreiller donne naissance à une montagne, une pente assez molle, un quart, ou plutôt un arc de cercle qui se détache au premier plan, plus sombre que le reste de l'espace. Cette montagne n'est pas intéres-sante; elle est normale. Pour l'instant, ton esprit est occupé par une tâche que tu aurais à accom-plir, mais que tu ne parviens pas à définir exactement; il semble qu'il s'agisse d'une tâche peu importante en soi et qui, peut-être, n'est que le prétexte, l'occasion de vérifier si tu connais le code; tu supposes, par exemple, et cela se vérifie tout de suite, que la tâche consiste à ramener ton pouce, ou bien toute ta main, par-dessus l'oreil-Ier : mais est-ce bien à toi de le faire? Ta place dans la hiérarchie, tes années de service ne te dispensent-elles pas de cette corvée? Cette question est évidemment beaucoup plus importante."

        Récits avec "vous"

 -       La Modification (Michel Butor, 1957), tout le roman est écrit avec une adresse au lecteur avec "vous".

   "Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le pauneau coulissant.
   Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante. avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de l'avoir portée jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume. votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins.
   Non, ce n'est pas seulement l'heure, à peine matinale, qui est responsable de cette faiblesse. inhabituelle; c'est déjà l'âge qui cherche à vous convaincre de sa domination sur votre corps, et pourtant, vous venez seulement d'atteindre les quarante-cing ans.
Vos yeux sont mal ouverts, comme voilés de fumée légère, vos paupières sensibles et mal lubréfiées (...)

   Vous êtes encore transi de l'humidité froide qui vous a saisi lorsque vous êtes sorti du wagon sur lequeI, vous l'avez vérifié, la pancarte de métal pendue extérieur juste derrière votre dos sous la fenêtre corridor, est bien marquée Dion, Modane, Turin, des, Rome, Naples, Messine et Syracuse jusqu'où vont peut-être les deux jeunes époux en voyage de noces, qui ont bassé la vitre en face de vous, se penchent pour regarder les rails et un autre train se déplaçant lentement au loin dans la pluie qui tombe plus en plus fort. (...)

Mardi prochain, lorsque vous trouverez Henriette en train de coudre à vous attendre, vous lui direz avant même qu'elle vous ait demandé quoi que ce soit: Je t'ai menti, comme tu t'en es bien doute; ce n'est pour la maison Scabelli que je suis allé à Rome cette fois-ci, et c'est en effet pour cette raison que j'ai pris train de huit heures dix et son l'autre, le plus rapide. plus commode, qui n'a pas de troisième classe : uniquement pour Cécile que je suis allé à Rome cett fois-ci, pour lui prouver que je l'ai choisie définitivement contre toi, pour lui annoncer que j'ai enfin ru à lui trouver une place à Paris, pour lui demander venir afin qu'elle soit toujours avec moi, afin qu'elle me donne cette vie extraordinaire que tu n'as pas capable de m'apporter... () 
Mais vous savez bien qu'elle ne pleurera nullement qu'elle se contentera de vous regarder sans proférrer une parole, qu'elle vous laissera discourir sans vous interrompre, que c'est vous tout seul, par lassitude qui vous arrêterez, et qu'à se moment-là vous vous apercevrez que vou. êtes dans votre chambre, qu'elle est déjà couchée, qu'elle est en train de coudre, qu'il est  tard, que vous êtes fatigué de ce voyage, qu'il pleut la place.
(...)

Vous voici revenu, l'esprit toujours empli de satisfaction qui n'a fait que croître et s'obscurcir depuis que ce train s'est mis en marche à Paris. le corps fourmillant de ces pincements de fatigue se faisant quart d'heure en quart d'heure plus aigus, intervenant de plus en plus violents dans le cours de vos pensées, dérangeant votre regard lorsque vous efforcez de l'appliquer à un objet ou un visage, vos aiguillant brusquement vers une de ces régions de vos souvenirs ou de vos projets que vous désirez justement éviter, toutes bouillonnantes, toutes fermentante toutes bouleversées dans cette réorganisation de l'image de vous-même et de votre vie qui est en train de s'aceoomplir, de se dérouler implacablement sans qu'y soit pour rien votre volonté, cette métamorphose obscure dont, vous le sentez bien, vous ne percevez qu'uneminime zone. dont les tenants et aboutissants vous demeurent en grande partie inconnus et sur lesquels il vous serait si nécessaire de projeter quelques lueurs, les plus dures études, la plus minutieuse patience n'étant certes point trop payer pour faire reculer tant soit peu l'ombre..."

 

-  " La Tragédie du chef" de François Nkémé : cette nouvelle, écrite par un auteur gabonais, commence et se termine par une adresse au lecteur qui devient ainsi aventurier. Le récit, plus classique, se trouve enchâssé entre ces deux passages écrits avec "vous".

"Très tôt le matin, quittez le macadam. Empruntez une route tortueuse où les mares d'eau et les nids-de-poule sont aussi profonds que des pièges pour éléphants. En avançant, privez singes et écureuils de leur droit : la paix innée des lieux. Lorsque vous aurez fait deux cents kilomètres à bord du pickup qui vous conduit, et que vous aurez l'impression d'en avoir fait un millier, lorsque tous vos compagnons de voyage seront descendus ici et là, happés par l'immense forêt noire, et qu'il ne restera plus que vous à l'arrière en proie aux secousses tontruantes, alors vous vous direz, avec un ouf de soulagement : « Je suis au bout de mes peines! » Erreur. Vos ennuis viennent plutôt de commencer.
L'immense fleuve qui vous barre la voie semble n'avoir pas de limite. Les eaux noires s'étendent à perte de vue. Bercées par le courant, les algues et les herbes de la bordure semblent danser un bikutsi endiablé. Puisque vous n'avez plus d'autres solutions, posez vos deux genoux sur la berge, priez le Ciel et attendez sa réponse. S'il ne pleut pas ou si le ciel n'est pas nuageux, alors attendez patiemment que le passeur fasse son unique tour de la journée. Profitez ! "

*bikutsi  : musique traditionnelle endiablée

-  Incipit du roman " La Guerre des Salamndres" de Karel Čapek  (auteur tchèque 1890-1938), le premier chapitre commence comme une adresse au lecteur "Si vous cherchez la pertite ile de Tana Mara sur la carte, vous la trouverez en plein sur l'équateur..." puis au travers d'un moment dialogué entre un capitaine de navire et un "Monsieur" - qui réunit le narrateur, l'interlocuteur et le" vous" - le texte glisse vers un récit plus classqiue à la troisième personne. Le texte passe agilement du présent au passé de narration, sans crier gare, au fil du chapitre : " ...il était accroupi à côté de la boutique..." abandonnant le "vous" et le présent qui ont dynamisé le début en y impliquant le lecteur. Et puis, un chapitre plus tard, au passage, le texte s'adresse encore au lecteur,avec un "cher Monsieur" qui ne correspond à aucun personnage.

-     Et voici  l'incipit de mon roman Sève d'automne: un premier chapitre qui s'adresse au lecteur avec "vous", le narrateur raconte ce qui lui est arrivé et somme le lecteur à partager directement cette expérience. Le roman est ensuite écrit à la troisième personne.

  " Et quand le lierre se mettra à fumer, vous vous direz, il n’y a pas de fumée sans cause comme il n’y a pas de rumeur sans quelqu’un pour y mettre le feu. Alors vous descendrez le chemin en terrasses et l’amas de végétation se fera tas de pierres, restes de mas, souvenir de bâtisse qui se maintient encore çà et là.


Et vous avancerez, hésitant, ferez le tour, à l’aventure. Comme ce devait être grand !Le cœur s’agitera, vous serez un explorateur. D’un pan de pigeonnier, vous ferez un donjon et le regard s’affolera, vous serez le prince d’un conte, une belle dort et attend sous l’entrelacs des ronces…


Et soudain, au détour d’un coin de mur, il sera là, face au soleil, assis sur son banc de schiste, si vieux, avec un drôle de nez, une jambe qui tremble. 

            —  Bonjour. Je suis content de vous voir.


Et vous serez un imbécile, vous n’aurez que des mots qui ne conviennent pas à ce lieu, à cet homme, à l’époque dont il semble surgir. 

            — Je n’ai rien à vous offrir à boire… attendez !


Et il se lèvera, serpentera sur ses pattes folles, disparaîtra sous les voutes.


Et vous resterez là, pensant que cela fait des mois que vous passez chaque jour au-dessus de ce mas et que vous n’aviez rien remarqué. Mais, déjà, il sera revenu, serrant dans ses mains un bocal de verre et un petit bâton qu’il plongera dans le pot. 

            — Goûtez.

Moins d’un instant pour hésiter et…

            — C’est pour vous, j’y tiens !

Vous lécherez le bois et votre langue explose sous des senteurs de châtaigniers et de bruyère, vous en fermez les yeux.

Récits avec "tu" et "vous"