Écrire juste ?

Littérature contemporaine et esthétique

Il faut « Écrire juste », voilà une formulation essentielle que j’ai envie d’interroger. Il s’agit non pas de Justice bien sûr, plutôt de « s’ajuster », de coller à quelque chose. Et surgit aussitôt l’accusation qui me hante : ne pas décoller pour le seul plaisir de la distance, le risque étant de ne chercher que le plaisir de l’envol par les mots.

Mais à quoi s’ajuster ? À la réalité ? À ce qui nous traverse qu’il ne faudrait pas gâcher par une inflexion trop consciente, par trop de pensées ? Toujours la même question, éculée et toujours aussi vivace, celle de l’inspiration, du talent, du génie et du labeur ?

Pas vraiment, il s’agit aujourd’hui, bien souvent, de s’ajuster à un contenu qui préoccupe le lecteur, un sujet qu’il faut explorer de façon claire et nette.

Écrire serait raconter sa vie, imaginer des histoires vraisemblables ou pas, et surtout chercher à les rendre accessibles comme l’on construit une rampe d’accessibilité : sans écueil, sans détour, sans initiation nécessaire. 

Faciliter.

Bien écrire serait avant tout être concis, précis, efficace, oser raconter selon le fameux « sans tabou », produire des biens culturels adaptés au marché du livre, des « produits » lisses comme le design de nos cuisines high tech. Les seuls reliefs étant le sexe et la noirceur.

S’agit-il d’un changement esthétique ? D’une évolution légitime, d’un « progrès » ? 

Ou d’une absence de préoccupation esthétique ? Tout dépend de ce que l’on met sous ce mot. Et l’on retrouve ici le malheur de notre époque, prendre des mots, les vider de leur substance, de leur héritage et s’en servir comme d’une étiquette, joliesse légère, « flashy », à l’image de ces étiquettes toutes prêtes que les commerçants achètent à Métro. Une nouvelle esthétique sans esthétique, sans conscience des enjeux de l’esthétique littéraire, vierge de tout poids d’un passé qui ne peut être que contraignant. Surtout sans « prise de tête ». 

Parfois me vient l’impression dérangeante que cette disparition de l’esthétique est l’inévitable conséquence de notre sensibilité matérialiste. Nous sommes enfermés dans la matière, dans la réalité tangible. L’envie d’écrire, si elle a toujours été envie de dire, de raconter ou même d’exprimer, laissait place à l’effleurement d’une autre dimension celle des formes, des harmonies, des rythmes, des dissonances. 

Tandis que l’intériorité contemporaine creuse sans fin des histoires individuelles et leur réalité qu’il ne s’agit plus de dépasser, non, il faut en donner la crudité des détails sans que la langage s’en mêle. Il doit rester transparent comme l’écran du téléphone qui prendrait la photographie. 

La métaphore — l’image même — est un paradis doublement perdu, elle n’est plus cet univers de liaisons, de correspondances qui donne sens au monde, elle n’est que jeu de langage, complication inutile, décorum d’une langue perdue. 

Nous sommes doublement déchus, déchus d’un monde que l’on pourrait tenir, tout au moins explorer, en jetant le filet des images et des ressemblances, déchus de tout ce qui n’est pas la simplicité nue du témoignage et de son verbe minimal. Le paradis est ailleurs, dans d’autres cultures, dans d’autres visages. 

Il me parait évident que le chemin proprement littéraire, celui d’enchanter le langage, d’enchanter par le langage n’a guère cours dans la fiction contemporaine. 

La prose de notre temps est prosaïque. 

La pauvreté du travail esthétique frappe à la lecture des textes qui « emballent » les lecteurs et les critiques. Il ne s’agit plus « d’écrire juste », mais d’écrire juste son histoire, juste ce que le lecteur aime et juste comme le lecteur aurait pu l’écrire.

J’en viens à me demander si l’absence totale de verticalité, de dimension spirituelle permet encore d’espérer que subsiste ce que j’appelle littérature. 

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