Flux de conscience

Flux de conscience

Le courant de conscience, les origines...


Ce terme, probablement inventé vers 1890 par William James le frère de l’écrivain, Henri James désigne, selon la définition de David Lodge « le flux de pensées et de sensations à l’intérieur de l’esprit humain. » Ce processus, exploré en psychologie est devenu une façon de raconter, un procédé littéraire dont les diverses appellations « flux de conscience », « monologue intérieur », « discours immédiat », parfois confondu avec le « discours indirect libre » (je consacrerai bientôt au discours indirect libre un article), recouvrent des façons d’écrire qui ont en commun de se présenter comme une restitution directe de la pensée d’un sujet sans l’intermédiaire d’un narrateur ou que ce sujet reformule sa pensée. James Joyce le définit comme une écriture « selon l’ordre des pensées, des perceptions et des actions accomplies ou subies par le héros. »


❖ Processus d’écriture qui entend restituer le contenu de l’esprit humain sans le conformer aux règles qui mettent en ordre la parole ou l’écriture.
Le flux de conscience se déploie dans des passages ou des textes entiers sans respecter les conventions habituelles de l’écriture : ponctuation, séparation de paragraphes, distinction dialogue/narration. Il est la systématisation de processus que l’on trouve déjà dans de nombreux passages de style indirect libre (notamment par la suppression des « il se dit que ») chez Flaubert, Stendhal, Jane Austen ou Dostoïevski (parole restituée sans guillemets et sans verbe introductif qui intègre sans discontinuité paroles citées ou pensée intérieure dans le récit).
Ce type d’écriture se développe au tournant du XXe sicle avec le projet d’être plus proche de la vie et plus proche de l’esprit humain, de tenter d’abolir toute distance entre texte et personnage.
Voici ce qu’en dit Virginia Woolf dans l’Art du roman :
"L’esprit reçoit des myriades d’impressions, banales, fantastiques, évanescentes ou gravées avec I'acuité de I'acier. De toutes parts elles arrivent - une pluie sans fin d’innombrables atomes ; et tandis qu’ils tombent, qu’ils s’incarnent dans la vie de lundi ou de mardi, l’accent ne se marque plus au même endroit ; hier l’instant important se situait là, pas ici ; de sorte que si l’écrivain était un homme libre et pas un esclave, s’il pouvait écrire ce qu’il veut écrire et non pas ce qu’il doit écrire, s’il pouvait fonder son ouvrage sur son propre sentiment et non pas sur la convention, il n’y aurait ni intrigue ni comédie ni tragédie ni histoire d’amour ni catastrophe au sens convenu de ces mots, et peut-être pas un seul bouton cousu comme le tailleur de Bond Street les coud.
La vie n’est pas une série de lanternes de voitures disposées symétriquement ; la vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état d’être conscient. N’est-ce pas la tâche du romancier de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises, si aberrant et complexe qu’il se puisse montrer, en y mêlant aussi peu que possible l’étranger et l’extérieur ? Nous ne plaidons pas ici simplement pour le courage et la sincérité ; nous suggérons que la substance propre du roman est un peu différente de ce que la coutume nous le ferait croire.
C’est en tout cas de quelque manière analogue que nous cherchons à définir la qualité qui distingue de I'œuvre de leurs prédécesseurs celle de plusieurs jeunes écrivains parmi lesquels Mr Joyce est le plus remarquable. Ils s’efforcent d’approcher de plus près la vie et de préserver plus sincèrement, plus rigoureusement ce qui les intéresse et les inspire, même si, ce taisant, ils doivent rejeter la plupart des conventions, communément respectées par le romancier. Enregistrons les atomes tels qu’ils tombent, dans I'ordre selon lequel ils tombent ; traçons, tout fragmentaire et incohérent qu’il paraisse, le dessin que chaque spectacle, chaque incident imprime dans la conscience. Ne tenons pas pour assuré que la vie existe plus pleinement dans ce qui est ordinairement reconnu pour grand que dans ce qui est ordinairement reconnu pour petit."


❖ Cette approche n’implique pas toujours le « je », mais exige de se mettre à l’écoute de sa vie mentale et des liens entre pensée/sensation/émotion, une forme d’engagement émotionnel et direct dans l’écriture.


❖ Elle a permis de se libérer du narrateur omniscient, de traiter les personnages, non plus en les observant en situation, dans leurs rapports avec leur milieu et avec la société, mais dans leur conscience intime, de s’intéresser aux pensées qui leur passent par la tête, aux impressions qu’ils ressentent, sans que celles-ci soient régies par un principe de chronologie ou de cohérence.


❖ Cette expérience remet en cause l’identité, la continuité du sujet au travers de ce flux de pensées fugaces, disparates et décousues. Proust répond par l’image de l’être humain comme une « collection de moments », Borges par celle d’un fleuve dans lequel ces moments s’écoulent l’un dans l’autre.


❖ Cette reconstitution d’une spontanéité donne naissance à des éléments de style qui structurent le texte sous son aspect décousu : jeux avec les sonorités, allitérations, répétitions, échos, énumérations, accumulations... Un style de la fracturation : phrases nominales, écoulements, juxtapositions, fragmentations...


❖ Ce procédé pose la question de l’intimité, de la distance, de l’immédiateté, de la forme, de la spontanéité fabriquée, de l’obscurité ou de la lisibilité, mais aussi de la vérité et du mensonge : la vérité de la pensée et du sujet ou, à l’opposé, le mensonge de soi à soi.


❖ Un des premiers à en avoir fait une expérimentation systématique est Edouard Dujardin dans Les Lauriers sont coupés -1887 :
"Illuminé, rouge, doré, le café ; les glaces étincelantes ; un garçon au tablier blanc ; les colonnes chargées de chapeaux et de pardessus. Y a-t-il ici quelqu’un de connaissance ? Ces gens me regardent entrer ; un monsieur maigre aux favoris longs, quelle gravité ! les tables sont pleines ; où m’installerai- je ? là-bas un vide ; justement ma place habituelle ; on peut avoir une place habituelle ; Léa n’aurait pas de quoi se moquer.
- Si monsieur...
Le garçon. La table. Mon chapeau au porte-manteau. Retirons nos gants ; il faut les jeter négligemment sur la table, à côté de l’assiette ; plutôt dans la poche du pardessus ; non, sur la table ; ces petites choses sont de la tenue générale. Mon pardessus au porte-manteau ; je m’assieds ; ouf ! j’étais las. Je mettrai dans la poche de mon pardessus mes gants. Illuminé, doré, rouge, avec les glaces cet étincellement ; quoi ? le café ; le café où je suis. Ah ! j’étais las."


Dujardin théorise a posteriori son entreprise pour la définir ainsi : « Le monologue intérieur est, dans l’ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à- dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial de façon à donner l’impression du tout-venant » (Le Monologue intérieur, 1931) : en réalité, il s’agit plutôt la vie de la conscience.
Joyce lui en a rendu un hommage, mais ne s’en est peut-être pas réellement inspiré. V,oici un extrait du monologue de Molly Bloom dans le dernier chapitre d’Ulysse, (1922) :

"je l’ai poussé à me demander en mariage oui d’abord je lui ai donné le morceau de gâteau à l’anis que j’avais dans la bouche et c’était une année bissextile comme maintenant oui il y a seize ans mon dieu après ce long baiser je pouvais presque plus respirer oui il a dit que j’étais une fleur de la montagne oui c’est ça nous sommes toutes des fleurs le corps d’une femme oui voilà une chose qu’il a dite dans sa vie qui est vraie et le soleil c’est pour toi qu’il brille aujourd’hui oui c’est pour ça qu’il me plaisait parce que j’ai bien vu qu’il comprenait qu’il ressentait ce que c’était qu’une femme et je savais que je pourrais toujours en faire ce que je voudrais alors je lui ai donné tout le plaisir que j’ai pu jusqu’à ce que je l’amène à me demander de dire oui et au début je voulais pas répondre je faisais que regarder la mer le ciel je pensais à tant de choses qu’il ignorait à Mulvey à Monsieur Stanhope à Hester à père au vieux capitaine Graves et aux marins qui jouaient au poker menteur et au pouilleux déshabillé comme ils appelaient ça sur la jetée et à la sentinelle devant la maison du gouverneur avec le truc autour de son casque blanc pauvre vieux tout rôti et aux petites Espagnoles qui riaient avec leurs châles et leurs grands peignes et aux ventes aux enchères le matin les Grecs les juifs les Arabes et dieu sait qui d’autre encore des gens de tous les coins de l’Europe et Duke Street et le marché aux volailles toutes gloussantes devant chez Larby Sharon et les pauvres ânes qui trébuchaient à moitié endormis les vagues gens qui dormaient dans leurs manteaux à l’ombre sur les marches les grandes roues des chars de taureaux et le vieux château vieux de milliers d’années oui et ces Maures si beaux tout en blanc avec leurs turbans comme des rois qui vous invitaient à vous asseoir dans leurs toutes petites boutiques Ronda et leurs vieilles fenêtres des posadas 2 yeux brillants cachés dans un treillis pour que son amant embrasse les barreaux et les cabarets entrouverts la nuit et les castagnettes et le soir où on a raté le bateau à Algésiras le veilleur qui faisait sa ronde serein avec sa lampe et O ce torrent effrayant tout au fond O et la mer la mer cramoisie quelquefois comme du feu et les couchers de soleil en gloire et les figuiers dans les jardins d’Alameda oui et toutes les drôles de petites ruelles les maisons roses bleues jaunes et les roseraies les jasmins les géraniums les cactus et Gibraltar quand j’étais jeune une fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme le faisaient les Andalouses ou devrais-je en mettre une rouge oui et comment il m’a embrassée sous le mur des Maures et j’ai pensé bon autant lui qu’un autre et puis j’ai demandé avec mes yeux qu’il me demande encore oui et puis il m’a demandé si je voulais oui de dire oui ma fleur de la montagne et d’abord je l’ai entouré de mes bras oui et je l’aï attiré tout contre moi comme ça il pouvait sentir tout mes seins mon odeur oui et son cœur battait comme un fou et oui j’ai dit oui je veux Oui."
Nous découvrirons dans un article ultérieur la forme qu’a pris cette technique chez certains écrivains contemporains.


Ce procédé, cette façon si particulière d'écrire laisse de nombreuses questions:

  Permet-il au texte d’échapper au narrateur, d’accéder à la « vérité » du sujet ? De s'approcher d'une véritable spontanéité ? De faire de l'écrivain un observateur, un metteur en scène, une sorte d' acteur ? Le texte se fait-il adresse, dialogue ? Polyphonie, dédoublement ? Plus grande authenticité ou autre
forme d’artifice ?

Je terminerai avec cette citation d’Alain Robbe-Grillet qui semble répondre négativement à cet revendication "d'authenticité" du flux de conscience :

" La vie intérieure reste opaque, car riche de tant de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience".
Le débat reste ouvert. Vous pouvez lire dans le blog  en suivant ce line :un exemple réussi de flus de conscience contemporain.

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