La fenêtre, thème pictural et littéraire

Femme à la fenêtre Caspar David Friedrich

La fenêtre, thème pictural et littéraire

 

Élément d’architecture banal dont la nature et la fonction ont considérablement varié au cours du temps, de la meurtrière du Moyen Âge à la baie vitrée contemporaine, la fenêtre qui structure les rapports entre intérieur et extérieur, oriente le jeu des regards et le trajet de la lumière, est très vite devenue un motif symbolique.

 "La vie est toute entière là-bas, elle est au-delà, au-delà de cette fenêtre, au-delà de nous-même." Calvino, Le Chevallier inexistant.

  "Allons, fenêtres, laissez entrer le jour et sortir ma vie." Shakespeare, Roméo et Juliette. Fenêtres

Dans l’ouvrage qui fonde les recherches esthétiques de la Renaissance, le De pictura paru en 1435, Leon Battista Alberti analyse l’espace du tableau comme une section de la pyramide visuelle et compare cet espace à « une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée ».

On ouvre une fenêtre sur le monde, les images se projettent et s’inscrivent sur la « surface » de cette ouverture : le tableau. Plus tard, d’autres « fenêtres » s’ouvrent en profondeur dans le tableau - les veduta - inscrivant de manière illusionniste paysage et horizon dans le lointain comme les figures de l’espace réel dont l’homme de la Renaissance mesure les dimensions par les conquêtes et le savoir. Dès lors, la fenêtre, qui hante l’histoire de la peinture, n’est plus seulement citation, c’est le tableau lui-même qui devient une fenêtre. Jean-Claude Forza, la Petite Fabrique de l’image.

Ce paradigme de la fenêtre comme ouverture sur le monde et cadre de la représentation reste fondamental au XIXe siècle avec la multiplicité des poètes au balcon ou derrière leur croisée ou encore Zola qui réaffirme la parenté fondamentale de la fenêtre avec l’art, en particulier avec le tableau. Au XXe siècle, la fenêtre reste un « dispositif visuel » de première importance chez des peintres comme Matisse, Chagall, Bonnard, mais aussi Picasso qui ressentent la fenêtre comme préfiguration de l’œuvre à accomplir.

Chagall, 1958 : « J’ai choisi la peinture, elle m’était aussi indispensable que la nourriture. Elle me paraissait comme une fenêtre à travers laquelle je m’envolerai vers un autre monde. »

On peut noter que la fenêtre est aussi une métaphore du texte littérature :

"Tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte ou comme une fenêtre."  Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes.

 

Ainsi, paradoxalement, c’est par le cadre de la fenêtre, cette façon de limiter l'espace, que le peintre parvient à suggérer l’infini. Il est intéressant de rappeler que, pour sa première photo connue en 1827, Nicéphore Nièpce choisit la vue par la fenêtre de sa maison à Saint-Loup-de-Varennes.  premiere photo 

La fenêtre est aussi le lieu des séparations sociales, lieu de séduction et d’interdits (cf. Roméo et Juliette), un lieu de communication, lieu optique d’accès à la connaissance du réel, mais ce n’est pas ici notre sujet.

• La fenêtre est au cœur de nombreuses métaphores avec, notamment, le thème des yeux comme « fenêtres de l’âme » : seuil corporel entre le dedans et le dehors que la fenêtre permet de mettre en scène. Le prisme de la fenêtre permet de voir au-delà des apparences, au-delà des opacités.

•   Notons aussi l’importance de la notion de cadre sur laquelle nous reviendrons : le chambranle enferme la vision dans un cadre, matérialise un espace mental qui s’ouvre,  ou se ferme, une fenêtre mentale, une vision finie mais ouverte. Le chambranle agit comme un filtre sur les sensations et les perceptions.

« Je me figure que l’enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier » Barbey d’Aurevilly, Les Diaboliques

•   La fenêtre permet ainsi de représenter le point de vue qu’on est seul à avoir : elle donne une représentation concrète de la subjectivité comme façon particulière à chacun de voir et d’appréhender le monde.

•   Seuil physique et perceptif, limite, elle est frontière, séparation de deux espaces, mais c'est aussi un lieu de passage. Entre les deux elle organise un mouvement, elle s’oppose à la la terrible « pièce aveugle » et s’associe à l’idée d’évasion, d’entrée dans un autre monde.
Elle offre à la fois la possibilité d’un repli sur soi et d’une projection vers ce qui pourrait être autrement. Se « mettre à la fenêtre », c’est une tentative de se soustraire à sa vie, au présent (mais est-ce possible ?) dans une sorte de ravissement à soi-même, avec l’envie de se laisser happer.
Envie de retraite, de rester à l’intérieur ou envie de rejoindre cet extérieur de la fenêtre, la question reste ouverte, mais reste cette possibilité ouverte, cet appel qui fait de la fenêtre le lieu du désir et du franchissement.

"De mes ongles j’ai griffé la paroi et, morceau à morceau, j’ai fait un trou dans le mur de droite. C’était une fenêtre et le soleil qui voulait m’aveugler n’a pas pu m’empêcher de regarder dehors." Pierre Reverdy

•   Lieu de la présence, elle provoque une dramatisation de l’instant. Qui n’a pas vu dans un film ce moment où un personnage, quel qu’il soit, héros ou personnage insignifiant tourne le dos à la caméra et regarde par la fenêtre, il regarde ailleurs, il est ailleurs. Ce personnage à l’arrêt, ce dos et ce regard tourné au loin sont comme la mise en évidence d’une intériorité qui échappe au lieu, nous échappe, d’une irréductibilité de chacun à sa vie quotidienne. Le personnage le plus ordinaire cesse d’occuper une fonction, d’être familier, il devient interrogation, mystère qui laisse la place à l’imagination et que l’on a envie de résoudre. L'instant devient théâtral : quelque chose se joue là ! Un de ces moments où l’on peut percevoir la résonance du dialogue entre l’intérieur et l’extérieur, une dimension qui est évoquée sans être donnée. La fenêtre agit comme un révélateur de l’imaginaire.

Être à la fenêtre : être là sans y être, à la fois dedans et dehors, moments qui ont quelque chose à voir avec l’art, la lecture, la contemplation. Prendre conscience de l’existence du monde, de la « réalité » : séparation, projet ? Nostalgie, désir... Être un regard !

« Si notre vie pouvait se passer éternellement à la fenêtre, et si nous pouvions rester ainsi tel un panache de fumée immobile, et vivre à jamais le même instant crépusculaire venant endolorir la courbe des collines ! » Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité 

D’où la fascination qu’exerce cette façon de s’absenter tout en augmentant sa présence à soi, de saisir le réel par l’imaginaire. S'opèrent à la fois la réclusion et la promenade par le regard, la présence concrète de ce qui est vu et l’abstrait de ce qui est ressenti, l’opposition d’un corps dedans et d’une pensée qui s’échappe vers la fenêtre comme un point focal.

Lieu d’interrogation, d’espoir, d’illusion avec une dimension métaphysique ? De contradiction, entre : ici / là-bas ; l’entrave / l’envol ; la captivité / l’évasion ; l’échappatoire / le leurre, la fenêtre interroge le temps aussi bien que l’espace. L’extérieur est à la fois proche et lointain, un monde hors d’atteinte, fictif / celui qui va venir, le futur / la nostalgie, l’irruption du souvenir.

"Elle passe des heures émues,

appuyées à sa fenêtre

Tout au bord de son être

Distraite et tendue."       Rainer Marie Rilke, Les Fenêtres

Comment l’on peut être à la fois, comme l'affirme Rilke, distraite et tendue ?  

Être à la fenêtre, c'est en effet être distrait. Moment habituel ou moment de rupture, le personnage est absorbé dans la contemplation immobile, contemplation de tout et de rien en particulier, la possibilité de la passivité, d’un moment d’immense disponibilité.
La fenêtre permet alors une promenade du regard et devient un révélateur de I'intime, du secret, d’un désir de se fondre dans ce qui est vu avec des sentiments divers : contemplation, rêverie, angoisse, effusion, indifférence...

La fenêtre permet la mise en correspondance de l’espace intime, d’un sentiment intime avec l’extérieur que le sujet contemple, mais cet extérieur n’est pas exactement le reflet de la réalité, c’est davantage « l’histoire » qu’il se raconte à son propos... Expérience anodine et essentielle quand le réel, le quotidien se sont évanouis et que quelque chose d’autre s’ouvre.

Mais c'est aussi être tendu. On s'y projette de l’intérieur, du fini, du connu vers l’inconnu, vers un monde extérieur qui l’appelle. Il n’est pas complètement présent à sa vie, il chercher ailleurs, pour s’échapper, d’un lieu, d’une situation, d’une vie, de soi. Sa place n’est pas parmi les hommes qui l’entourent, le corps est à l’intérieur, fixé au sol, la pensée dehors. La fenêtre est le moyen d’une évasion, une possibilité de départ vers le futur ou vers le passé. Il s’évade vers l’infini avec des rêves de découverte, de conquête, de maîtrise, d’abandon, de souvenirs, un désir de disparaître pour mieux exister. Le personnage est tout entier regard, regard tendu vers une autre vie ?

La Femme à la fenêtre de Caspar David Friedrich (1822) marque le moment fondateur du motif, c'est un tableau exemplaire du romantisme de la distanciation entre intériorité et extériorité.

Il faut noter que les tableaux de "personnages à la fenêtre" représentent essentiellement des femmes, la femme semblant être la prisonnière du quotidien, du domestique. Peut-être la femme est-elle aussi celle qui désire connaitre autre chose ? Désire autre chose ? 

 femme fenetre

 

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