Synesthésie

      Le Violon d’Ingres, photo de Man Ray (1922)

Ecrire des synesthésies

La synesthésie vient de la double racine grecque syn, qui signifie "avec" au sens de " union", et d'aesthesis, qui désignait la " sensation". 

Elle est d'abord un trouble de la perception des sensations, c'est un fait scientifique, une particularité neurologique qui fait que certains individus associent deux ou plusieurs sens à partir d’un seul stimulus sensoriel. La synesthésie la plus répandue (65 % des synesthésies) est celle des « graphèmes-couleurs » par laquelle que les lettres ou les nombres sont perçus comme colorés (cf le sonnet de Rimbaud « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu » et certaines personnes peuvent dire :  « Le 6 est très tolérant avec le 5 (marron clair) qui pour moi est maladroit, hypersensible, voire naïf, alors que le 7 féminin rouge bordeaux est sévère, autoritaire, peu tolérant envers les faiblesses et ne supporte pas le 5. » Un autre type:  Un professeur de piano associe des couleurs aux notes de musique, associations pour elle tellement évidentes et riches de sens qu’il lui arrive de dire à un élève : « Il n’est pas assez jaune, ce fa ! ». Autre type : « Le poulet n’était pas assez pointu » .

La proximité de l’odorat et du goût est utilisée dans de nouvelles sortes de « gourdes » dans lesquelles, par un parfum (olfactif), on boit de l’eau en ayant l’impression de sentir un goût.

La synesthésie est donc à la fois de l’ordre du supplément, une richesse et une anormalité, un trouble. L’on peut noter ce mot de « trouble » qui sera au cœur de notre proposition.

« Je sais bien que les psychologues ont inventé un vilain nom grec pour définir la tendance à voir des analogies partout, mais cela ne m’effraie guère, car je sais qu’il y a des ressemblances partout. » August Strindberg, Inferno (1896)

Synesthésie littéraire

La synesthésie est donc « union », elle rapproche plusieurs sens autour d’une même sensation et rejoint par ce biais l’idée d’analogie.

Elle a quelque chose à voir avec la perception médiévale et celle de l’époque baroque qui présupposaient une harmonie cachée dans l’univers, une harmonie dont la connaissance appartient à la seule divinité et qui ne se dévoile à l’homme que par des analogies établies entre diverses perceptions. Elles se distinguent des associations métaphoriques qui ne sont pas arbitraires puisqu’elles cherchent à enrichir le sens d’une façon à être partagées au sein d’une culture.

La synesthésie physiologique a tout d’une « hallucination » pourtant elle ne se justifie pas par un état exceptionnel (drogue, pathologie…) : c’est une perception différente, une autre façon de percevoir les sensations et de se connecter au monde. On comprend qu’elle puisse être une voie à explorer pour l’écriture : il s’agit, par les mots, par un effet de langage, de provoquer des émotions qui convoquent le corps, par association de « s’ouvrir » sur d’autres sensations : de se servir du langage comme d’un psychotrope ! L’écrivain mélange les sensations comme un alchimiste les substances.

Exemple : le ciel s’associe à l’idée de nuage : matière floconneuse qui peut faire penser à quelque chose qui se mange et le ciel peut alors se manger, se caresser…

Il n’y a là rien de physiologique, mais certaines hypothèses évoquent une synesthésie qui nous serait commune au tout début du développement du cerveau, ce qui donnerait une réalité physique à cette figure.

Si la synesthésie est un phénomène neurologique aux contenus arbitraires, idiosyncrasique (chacun a les siennes) et involontaire qui touche environ 4 % de la population, la synesthésie littéraire - volontaire et assumée -  est un « travail » littéraire largement répandu en poésie, mais pas uniquement. Voici un exemple dans un roman contemporain :

L’été chantait doucement sur ma peau… Entre mes orteils j’écoutais la douceur de l’écoulement tiède. Sylvie Germain, Jours de colère

Ce travail synesthésique consiste à détacher les mots qui expriment les sensations du domaine qui leur est classiquement associé, d’opérer divers types de glissements de mots vers un autre domaine de la perception, différent de celui dans lequel on a coutume de les utiliser.

On retrouve ici l’idée de glissement que nous avons rencontré avec la métaphore.

La synesthésie est donc un travail sur la langue qui permet de trouver des formes nouvelles, des images, des associations de mots inédites.

On peut la considérer  comme :

   - Un moyen d’exprimer les interactions multiples qui existent entre les éléments distincts de la perception.

   - Une occasion d’interroger le primat de la vue dont on a coutume de dire qu’il caractérise la culture occidentale.

   - Un moyen verbal, qui, par des formules inhabituelles, déstabilisent notre imaginaire et enrichissent notre perception. On retrouve ici l’idée chère à Rimbaud d’une expérience subjective faisant partie du dérèglement des sens nécessaire pour faire du poète un « voyant » .

   - Une entorse nécessaire aux usages pour disposer d’un moyen de restituer des états affectifs particuliers, de verbaliser l’effusion, le ravissement, la submersion.

Ce travail littéraire sur les sensations a été théorisé par Baudelaire qui a proposé le terme de « correspondances » pour évoquer la « ténébreuse et profonde unité » de la sensation intense qui permet et justifie un rapprochement entre les sons, les parfums, les couleurs… faisant ainsi une sorte de synthèse les alternatives que j’ai proposé plus haut.

 La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.         
Correspondances (extrait des Fleurs du mal )

 

La fin du XIXème, avec notamment les symbolistes, a cherché bien souvent du côté des zones non encore explorées de l’imaginaire (nous l’avons déjà noté avec Rimbaud et le dérèglement des sens ), parfois comme moyen d’accès à une dimension spirituelle du monde..

Un rapprochement avec l’impressionnisme semble légitime au travers de l’idée de vibration de la réalité, d’impression de l’instant, de l’humeur, de la restitution d’un état d’âme qui se libère du réalisme.

Nous retrouvons cette quête synesthésique avec les avant-gardes du début XXe.

«  Nous avons essayé, loin de conceptions artistiques et esthétiques qui existent, d’allumer un autre art, un  nouveau poème fait de couleurs, de sons, de lumières et en mouvement, une poésie pour tous les sens... Manifeste du poétisme (1924), Karel Teige 

La synesthésie, qui opère par un mouvement de glissement d’une sensation à une autre, une déformation de la sensation, évoque le rêve, elle fait de la réalité un lieu d’expérimentation, et permet d’exprimer une dimension psychanalytique, elle provoque la surprise : autant d’éléments que l’on peut retrouver dans les tableaux de Dali, de Man Ray ou dans les collages de Max Ernst.

Il ne s’agit plus ici, comme chez Baudelaire, de retrouver l’unité du monde que le poète peut percevoir, mais d’une contestation radicale de la réalité comme accessible et unique.

Des artistes contemporains provoquent des synesthésies dans des installations. Certains, comme Nabokov, dont la perception est naturellement synesthésique, l’utilise dans leurs œuvres qui acquièrent ainsi des propriétés singulières, on peut penser qu’elles offrent un accès privilégié et peut-être objectif au réel, il est en tout cas “autre”.

 

Validité, contestation

La synesthésie fait partie des procédés dits rhétoriques, de ces figures de style contestées et même décriées par une partie de la littérature contemporaine comme Annie Ernaux ou,  pour d’autres raisons, Nathalie Quintane qualifiant de “couillons” ceux qui succombent encore à cette tentation de jouer avec le sens des mots.

Ainsi, on peut ne voir dans ce travail poétique qu’un non-sens, du verbeux, du verbiage, de l’autosatisfaction oiseuse sans authenticité ni vérité : un simple procédé, marqueur d’une “distinction” de classe sociale : le vestige d’un art bourgeois et élitiste.

La synesthésie se développe chez ceux qui voient dans l’écriture l’élaboration d’un langage à part, une “langue littéraire”. La littérature ne serait pas (en simplifiant ! )  seulement l’art de bien raconter une histoire, de créer de bons personnages, du suspense et le travail stylistique ne se limitant pas à la précision, la justesse, le fluide, le naturel.

 

Pour résumer ces deux points de vue :

   -   La synesthésie permet un type de connaissance : un accès à la réalité par le voile, le flou, la vibration même qu’elle introduit. Elle propose une façon de revivifier la perception, une réponse à l’indicible.

   -   Elle n’est qu’un jeu de langage qui n’apporte rien à l’expérience du monde, artificiel, une sorte de préciosité éculée.

Pour lire un texte poétique inspiré par la synesthésie.

Vous pourrez également en lire plusieurs  sur le blog de mes ateliers avec le tag "synesthésie".

 

 

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