Écrire les larmes et les pleurs

Écrire : le défi des pleurs et des larmes

Illustration : La Descente de croix, Rogier van der Weyden (détail)

« C’est tellement mystérieux le pays des larmes… » Le Petit prince, Antoine de Saint Exupéry
Les larmes ne pourraient-elles pas, détrônant ainsi le rire, être proclamées le «  propre de l’homme » ?

Quelles questions les larmes posent-elles aux relations humaines, sociales ou intimes et par là, à l’écriture ?

À la fiction ?

 

Les mots, le vocabulaire des pleurs
— Le  « plorer » du Xe siècle, issu du latin plorare, « crier, se lamenter, gémir » devient « pleurer » au XIIe siècle : verser des larmes sous l’effet d’une douleur physique ou morale, d’une émotion violente.
Pleurs et larmes ces « « humeurs liquides qui s’écoulent d’une glande de l’œil » semblent déjà irréversiblement liés.
— Curieusement « larmer » a disparu, « pleurer » a pris toute la place, plus doux peut-être ? K. Huysmans, toujours friand de mots rares, l’utilise pourtant dans « En Rade ». Pour revenir peut-être à la réalité des pleurs ? À l’écoulement, au mouvement physique ?

 

Des expressions et des pleurs
On peut pleurer à chaudes larmes, verser toutes les larmes de son corps ou juste avoir la larme à l’œil, être bête à pleurer, verser des larmes de joie ou des larmes de crocodile, être sur le bord des larmes, pleurer comme un veau, pleurer amèrement, pleurer sur son sort, pleurer des larmes de sang, avoir des larmes dans la voix ou une crise de larmes, il existe des larmes qui nous brouillent la vue,  on peut pleurer comme une Madeleine ou comme une fontaine, se rendre au bureau des pleurs, pleurer de rire, ou rire aux larmes, fondre en larmes (et voir changer de matière son corps ?) croire qu’en pleurant on pissera moins, avoir des larmes de joie, parcourir la vallée des larmes, être au bord des larmes, les ravaler quand elles nous montent aux yeux. Il reste encore le si poétique « Frôler les larmes »…
Finalement, il s’agit simplement « d’Être » en larmes. Puis, un jour, de sécher ses larmes.

 

L'imaginaire des mots du "pleurer"

Larme : un mot qui reste ouvert, comme en suspens. On y sent la larme apparaitre se gonfler, se détacher.
La larme, la goutte de chagrin, l’émotion matérialisée, un  mot comme une sorte de bijou de souffrance. 
Profondeur de l’émotion, matière délicate.
Transparence.
Elle se forme, se sépare, roule, il y a une vie de la larme.
Et puis  objet-larme, objet de peintre - comme le tissu - peindre la larme, c'est faire une prouesse, montrer du savoir-faire, maitriser l’illusion de l’émotion, un exploit qui se place quelque part.. entre le sec et le larmoyant, entre l’absence de manifestation et son débordement qui lui faire perdre sa signification, sa force.

Il y a le torrent de larmes, et puis la larme unique, précieuse,une sorte de chagrin pur, essence de chagrin.

La larme, la goutte de chagrin s’écoule sur son chemin de joue.
Délicatesse ondoyante sur une peau parcheminé ou fruitée,
elle s’étire, marque le poids de l’émotion dans sa forme de poire tansparente,
lanterne magique ou se reflète l’âme
Manifestation, preuve ou mesnsonge.

Les pleurs, moins condensés que la pluie et sa douceur liquide. Pleurs, un mot qui se perd. Qui s'est perdu.
Est-ce que les animaux pleurent ? J'ai vu la larme d'une brebis couchée, mourante, tombée de la falaise. Larme du dernier souffle et de la souffrance. Coulée d'humanité ? 
Du point de vue littéraire, pleurer éloigne, neutralise un peu. Les pleurs sont plus concrets et puis il y a la  larme, l'arme, si proche de la lame.

 La  goute de chagrin, finalement, j'y reviens.

 

Et la physiologie des larmes ?

Liquide constitué essentiellement d’eau salée et ionisée, il existe trois sortes de larmes, toutes trois réflexes avec des mécanismes et des buts différents.
— Les larmes qui servent à humidifier, lubrifier, oxygéner nettoyer la cornée. Présentes en permanence, ce sont des sécrétions que nous partageons avec les animaux.

— Les larmes produites sous l’effet d’une agression extérieure par exemple le gaz dégagé par l’oignon ou une poussière dans l’œil. Porteuses d’anticorps et d’enzymes antibactériens, elles sont utiles pour défendre, protéger la cornée.

— Les larmes liées à une joie ou un chagrin, celles qui nous intéressent. Ces larmes sont aussi réflexes : des sécrétions liées aux émotions  !

« Mais son cœur était soulagé, et de ses yeux coulaient des larmes qui tombaient sur ses mains ». F.Nietzsche

Une mutation génétique s’est produite dans l’espèce humaine il y a des centaines de milliers d’années. Une erreur a connecté le système limbique – les régions cérébrales qui ressentent, détectent et expriment des émotions – aux glandes lacrymales. Cette erreur s’est reproduite, un gène a muté et cette mutation a dû présenter des avantages puisque, la sélection naturelle ne s’en est pas débarrassée !
Si les animaux peuvent gémir, crier, hurler, aucun ne verse des larmes d’émotion, pas même nos plus proches cousins, les primates. Les pleurs renvoient à l’humanité ou peut-être est-ce l’inverse l’humanité s’est faite par les pleurs ?

"J’avance dans la ruelle des couloirs, raide dans ma tenue tel un GI mal costumé. Et puis sur le seuil de ta chambre, haut du cœur, haut du corps, le spasme, le même encore, le temps de l’étonnement douloureux, les larmes montent, leur marée pousse jusqu’au bout des yeux, le corps subit la vague. Je frissonne, une fois encore la vue s’embue. D’où vient ce flot si puissant que je me tétanise ?" Extrait de mon roman,  L’Autre d’une femme.

L’origine des pleurs se trouve donc dans le cerveau. La tristesse est l’une des émotions dont les neuro scientifiques ont découvrent la nature chimique au travers du rôle des neurotransmetteurs qui se modifient face à une nouvelle grave, un choc émotionnel. Ces processus cérébraux, qui agissent un peu comme des antidouleurs, s’accompagnent de manifestations corporelles (gorge serrée, boule à l’estomac, respiration réduite) et parfois, ce message nerveux fait couler des larmes.
Elles ont une composition différente des autres larmes avec plus de protéines et d’hormones qui agissent sur la douleur. On retrouve également dans ce type de larmes les molécules responsables du stress ou des toxines apparues sous l’effet du stress.
On pleure beaucoup dans l’enfance, en vieillissant, on produit moins de larmes, on pleure moins, mais on peut larmoyer.

Quels sont donc les effets physiologiques des pleurs ?
Une sorte de catharsis physiologique : antidouleur, relaxation, élimination de toxines du stress…
Les larmes, sorte de protecteur psychique, nous laissent épuisés, à cause, bien sûr de la situation qui a provoqué les larmes, mais aussi de la libération d’hormones qui vont provoquer l’accélération du rythme cardiaque, la dilatation des vaisseaux sanguins et la production d’énergie à partir de nos réserves de glucose et d’acide gras, une dépense énergétique correspondant à une sensation de fatigue. Certaines théories affirment même que pleurer conduirait le corps à libérer des endorphines de bien-être, celles qui sont libérées par l’exercice ou le sport.
Il est vrai également que pleurer fait travailler des muscles habituellement peu mobilisés comme ceux du menton, de la poitrine ou de l’intérieur de la gorge.
Pleurer permet donc de retrouver un état d’équilibre émotionnel. Tous ces mécanismes contribuent à diminuer les tensions psychiques : tristesse, anxiété, angoisse, peur, y compris les tensions positives : joie, rire…
Vertu de libératrice des larmes ? Dimension physique et haute densité psychique !
« Pleure afin de savoir ! Les larmes sont un don. Souvent, les pleurs, après l’erreur ou l’abandon, raniment nos forces brisées ! » Victor Hugo

Pleurs et féminité 

L’enjeu de genre ! Les hommes qui "ne pleurent pas" et puis se mettent à pleurer.
Les larmes contiennent des hormones de stress dont elles permettent de réduire la concentration dans le corps, en particulier la prolactine, hormone responsable de la lactation après l’accouchement, de l’absence d’ovulation et du déclenchement des larmes. La lactotransferrine, hormone régulant la production de lait, est aussi à l’origine de cette surproduction de larmes chez les femmes. On peut aisément imaginer que ces deux substances se trouvent en moins forte concentration chez les hommes ! C’est pour cette raison biologique que les femmes pleurent entre 4 et 8 fois plus que les hommes à l’âge adulte et elles pleurent plus longtemps et avec moins de retenue.
Habitudes sociales, codes culturels, éducation spécifique et biologie ne sont donc pas ici tout à fait étrangers…

Dans certaines cultures, « les pleureuses » sont encore appelées pour pleurer les morts. Pleurer est alors un travail, un rôle social aussi.

Une "histoire des pleurs" ?
Acceptées chez les soldats homériques et romains (Priam vient implorer Achille pour avoir le corps de son fils Hector, Achille pleure son ami Patrocle, les exemples sont très nombreux dans l'Iliade et l'Odyssée) les larmes sont, au Moyen-âge, fortement liées à la foi, à l’émotion spirituelle au travail de deuil. On observe un mouvement de laïcisation au XVIIe. Les larmes deviennent une preuve d’humanité et garantissent la valeur morale de celui qui les verse. Le siècle suivant, avec notamment Rousseau, loin de se contenter d’entériner cette évolution, la radicalise de façon saisissante en promouvant une véritable « morale du sentiment ». Désormais, ne pas pleurer dans des circonstances touchantes, c’est se montrer dépourvu d’une « sensibilité » donnée pour “premier fondement de la société et revient à s’exclure de la communauté vertueuse et à sombrer dans ce que le XVIIIe siècle nomme la barbarie.
En ce qui concerne l’art, c’est surtout la promotion du pathétique, conçu désormais comme catégorie esthétique autonome, qui, en donnant les moyens de penser un plaisir qui ose enfin s’avouer pour tel, débarrasse définitivement le langage des larmes de sa soumission à « une culture du refoulement ». Le pathétique devient progressivement, durant le dernier tiers du XVIIe siècle, “une catégorie esthétique à part entière, dégagée de toute visée morale ou religieuse”, il devient enfin possible de décrire librement, indépendamment de tout horizon éthique, dans le cadre d’une rhétorique adulte et désormais soucieuse de penser l’esthétique comme objet d’étude autonome, la volupté des larmes  !  En instituant “la promotion esthétique de la sensibilité  », cette autonomisation du pathétique favorise de façon décisive l’envahissement de bon nombre d’ouvrages du siècle suivant par le langage des larmes .
Le partage net entre un masculin qui ne pleure pas et un féminin associé au pleur facile, allant ainsi plus loin encore que la biologie, s’installe notamment à partir du XIXe.

Le langage des larmes
Il faut noter le lien des mécanismes des larmes avec le nerf facial, avec le nerf maxillaire supérieur, ce qui explique le surgissement d’expressions particulières, de mimiques spécifiques liées au fait de pleurer. Les larmes forment ainsi une partie d’une expressivité globale de la souffrance et de la douleur.
Des formes primitives (signal de douleur ou de détresse), les pleurs sont devenus une forme de communication élaborée dont on peut penser qu’elle a contribué à renforcer les liens sociaux et ainsi à permettre à nos ancêtres de survivre et de prospérer. Il peut prendre le relais du langage verbal : on peut pleurer sous le coup d’une émotion qu’on ne peut parvenir à verbaliser, lorsque “les mots ne viennent plus.”

Le langage des larmes, considéré comme un système de signes “muets”, assure une communication dans un environnement socioculturel donné : il dépend d’un système de règles, de normes et de modes en vigueur à une certaine époque et dans une certaine culture.

Grâce à nos larmes, l’autre peut capter le message de souffrance, le degré d’émotion que nous vivons. Là où nous n’avons plus ou peu de mots, les larmes prennent en charge la communication humaine et permettent, d’autant plus que l’interlocuteur est à l’écoute, un ajustement de ses réponses envers l’autre, favorisant par là même un échange empathique.
Le lien entre pleurs et visage est devenu un élément essentiel de la communication : un moyen crucial de déchiffrement de l’émotion, de la douleur de l’autre.
Les larmes s’écoulent et c’est comme si quelque chose de l’intériorité se matérialisait.

 

Les larmes : vulnérabilité ou moyen de pression ?

À lire nos anciens, il semble que les hommes aient beaucoup pleuré. Ce n’est plus de mise. Il n’est pas grand monde pour larmoyer dans les romans contemporains comme dans la vie. Cette effusion est mal vécue. L’époque se veut cynique. Sous le prétexte d’une affreuse pudeur, on aura rayé, en condamnant les larmes, ce dernier signe corporel des vastes émotions incompressibles dans de si petits corps. Le mâle surtout, et mystérieusement, n’a plus ce droit. Il sera bientôt réduit à sa plus simple expression. Il bande, éjacule et meurt – activité de gibet.
Je n’ai pas eu cette chance. Je suis des rares qui osent encore. J’en suis à mon quatorzième lacrymatoire gallo-romain offert en cadeau de rupture. C’était ce matin, au réveil, après avoir écouté une nouvelle fois la chère voix de Rodogune au téléphone j’ai fini par sangloter – l’émotion vibrante m’épuise, comment arriver jusqu’à la Nuit, par quel chemin et dans quel état ?” Michel Castanier

Les larmes, sécrétions réflexes (sauf chez certains comédiens ou antiques pleureuses), nous livrent, nous libèrent, nous servent, nous révèlent, nous rendent perceptibles. Elles posent la question de la passivité / l’activité, de la force /la faiblesse. Par nos larmes, nous apparaissons dans notre vulnérabilité : pleurer c’est montrer une perte de contrôle sur nos émotions, une perte de défense. Laissant de côté le monde des apparences, de la bienséance, les larmes sont parfois des moments de vérité.

“PLEURER. Propension particulière du sujet amoureux à pleurer : modes d’apparition et fonction des larmes chez ce sujet.
Je, moi qui pleure toutes les larmes de mon corps” ? ou verse à mon réveil “un torrent de larmes” ? Si j’ai tant de manières de pleurer, c’est peut-être que, lorsque je pleure, je m’adresse toujours à quelqu’un, et que le destinataire de mes larmes n’est pas toujours, Je même : j ’adapte mes modes de pleurer au type de chantage que, par mes larmes, j’entends exercer autour de moi.
En pleurant, je veux impressionner quelqu’un, faire pression sur lui (“Vois ce que tu fais de moi”). Ce peut être - et c’est communément - l’autre que !” on contraint ainsi à assumer ouvertement sa commisération ou son insensibilité; mais ce peut être aussi moi-même : je me fais pleurer, pour me prouver que ma douleur n’est pas une illusion : les larmes sont des signes, non des expressions. Par mes larmes, je raconte une histoire, je produis un mythe de la douleur, et dès lors je m’en accommode : je puis vivre avec elle, parce que, en pleurant, je me donne un interlocuteur emphatique qui recueille Je plus « vrai » des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue : « Les paroles, que sont-elles ? Une larme en dira plus. » »
Roland Barthes, Éloge des larmes

Sincérité des pleurs?
Larmes de crocodile : voici l’expression qui pose le soupçon sur les pleurs ! Elle proviendrait d’une légende de l’antiquité dans laquelle les crocodiles, cachés dans les hautes herbes du Nil, auraient attiré leurs proies par des gémissements et des plaintes. Une autre explication, moins poétique, affirme que, lorsque le crocodile ouvre très grand sa mâchoire pour croquer sa proie, il appuierait sur ses glandes lacrymales, déclenchant la production de larmes.
Quoi qu’il en soit, ces deux explications ramènent au fait que les larmes de crocodile n’ont rien à voir avec une tristesse sincère, mais qu’elles illusionnent, cherchant à émouvoir de façon hypocrite quelqu’un pour le tromper.

Le soupçon de duplicité de dissimulation et de mensonges existe depuis les premiers moralistes. Les larmes, fausse faiblesse et vraie puissance, se révèlent de formidables machines de manipulations de l’autre. L’extériorisation des sentiments, des émotions, peut être un moyen de pression, de culpabilisation.

Sur le plan physiologique déjà, les pleurs dégagent un signal chimique volatil dont la perception par un autre individu, par le biais des récepteurs de l’olfaction serait à l’origine d’un effet sur son état d’esprit. On peut rappeler qu’une équipe de chercheurs du Weizmann Institute of Science, en Israël, a pu démontrer que les larmes des femmes envoient des signaux chimiques volatils, qui entraîneraient une chute de la testostérone chez l’homme, induisant par là même une baisse de libido.

 

Les larmes comme une arme ?
Voici une sorte de « nouvelle tendance » que j’ai trouvée dans plusieurs livres et émissions récentes : les larmes comme arme politique. En voici un exemple dans un livre qui vient de sortir
« L’Amour et la révolution » de Johanna Silva, l’ex-compagne et ex-attachée parlementaire du député de la Somme François Ruffin :
« J’avais un nouveau cheval de bataille qui m’était propre : je voulais défendre l’humanité, la vulnérabilité, la bienveillance au sein du monde politique. Je sentais bien que ce n’était pas une niaiserie, qu’il y avait quelque chose à creuser. (…) J’en étais même venue à considérer mes pleurs intempestifs comme une arme. » Un rapport aux larmes, une vision des larmes, qui fait réfléchir…

Quelques pistes d'écriture des larmes et de réflexion...
— Mystère du surgissement, de la matière, de l’odeur des larmes
Forme des pleurs : sanglots ? Écrire comme des sanglots ? Poétique des larmes ?
— Le moment des pleurs : immédiat, l’après-coup. Moment de pleurer ou pas ? Trop tard ? Sa durée ? Trop long ? Trop bref ?
— Retenir, garder, refouler ? Surgissement des larmes : « être pleuré ? »
— Être l’otage, captif de ses larmes ?
— Épanchement, faiblesse, vulnérabilité. Répandre des larmes : pleurer, pleurnicher, s’épancher.
— Laisser couler ses larmes, s’autoriser, ne pas même les sécher ou les réprimer.
— Être submergé, débordé.
— Fonte de l’identité sociale et personnelle qui craque, qui fond ?
— Maitrise, souveraineté de soi ou sa disparition.
— Censurer. Larme et volonté ? Aveu de faiblesse ou rage ?
— Libérer, accueillir les pleurs
— Pleurer = s’humaniser ?
— Jamais seul quand on pleure ?
— Pleur solitaire. Pleur privé, intime ? Se cacher. Larme et pudeur. Intimité des larmes et pourtant manifestation extérieure
— Pleur et relation amoureuse ou amicale
— Parler avec ses larmes, se taire et dire ?
— Refus de voir l’autre pleurer.
— Afficher ses pleurs comme un reproche. 
— Demander par les larmes : implorer, de justice de réparation.
— S’excuser de pleurer
— Prise de pouvoir : attendrissement, culpabilisation.
— Appel à l’autre. Faire pression ou subir ?
— Pleur social et dimension culturelle.
— Émotion publique ou privée
— Travail et temps du deuil. Pleurer les morts.
— Les larmes du quotidien, la « vie embuée ? »
— Déplorer : ressassement, lamentation.
— Solidarité, contagion des larmes ? Communion par les larmes : pleurer avec, pleurer ensemble.
— Pleurer au cinéma ou au théâtre. Catharsis ?
— Politique et poétique, transformer le réel ou une relation ?
Pas simplement une expérience de douleur : demande de consolation ou de justice, d’une future réparation
— Larme comme arme politique ?
— Absence, fin des larmes. Sécher ses larmes
— Ne plus savoir pleurer ? Être bloqué.
— Bonheur de pleurer dans un film de Truffaut : l’enfant avoue que pleurer, c’est un bon petit plaisir !
— Métaphysique des larmes ?
« Au jugement dernier, on ne pèsera que les larmes ». Cioran.

 

 

 

Écrire les larmes et les pleurs

Paysages sonores

Écrire des paysages sonores

Il existe des paysages sonores, des références sonores constituées d’ensembles de sons qui leur sont associées : un imaginaire collectif de sons. Par exemple : la forêt au printemps, la place du village avec ses cloches, son café, le sanatorium, le ressac forment des sortes d'univers de sons associés dans note imaginaire. Le bruit des vagues suffit à nous transporter. C’est ce qu’exploitent tant de CD New-Age ou de détente : bruits de rivière, brousse, forêt… Il s’agit de convoquer un imaginaire sonore, de provoquer un voyage avec les sons comme médium.

Au-delà de ces exemples évidents, beaucoup de situations de la vie quotidienne peuvent être explorées comme paysages sonores : l'hôpital, l'école, la chambre d'enfant, la cantine, la ville sous les bombes, la maternité, la ville, l'entreprise, l'open space, la gare, l'aéroport, la plage bondée, la boite de nuit, la féria, la fête, la maison isolée...

Les sons se déroulent dans le temps, ils organisent la vie du lieu, en sont l'écho, le signe, la manifestation ; ils peuvent aussi en décrire la géographie par les sons spécifiques à chacune des zones entre lesquelles l'on peut se déplacer. 

Ces mondes sonores sont à la fois collectifs personnels, on peut les évoquer en supposant une expérience commune. Plus le texte qui les raconte sera personnel au sens de détaillé, avec une expression personnelle vivante, non stéréotypée et plus il pourra constituer un terrain de rencontre.

 Pour les décrire, je propose un article sur le vocabulaire du son.   et des exempes de textes sur le thème du paysage sonore.

 

 

 

Paysages sonores

Écrire les sons

Écrire les sons

Au fil du texte, au milieu des dialogues, des descriptions et actions, surgit un son : un aboiement, un claquement, un sifflet, un bruit de voiture et voici que le texte prend vie, la scène se rapproche, prend une réalité accrue. Il existe un véritable pouvoir des sons, de leur évocation dans l’écriture littéraire, comme c’est le cas dans la vraie vie. N’oublions pas que l’ouïe est le sens de l’alerte : le sens qui ne se repose pas. Notre question sera donc : comment dire, écrire le son ?

Vocabulaire

Quel est le vocabulaire à notre disposition et quelles sont les « composantes » du son ? Voyons comment la langue a mis en place des possibilités de « parler » des sons.

1    Nous aurons peu affaire au vocabulaire scientifique. L’acoustique, discipline qui étudie les sons, utilise pour les décrire les notions de : fréquence, amplitude, contenu harmonique, d’onde, de spectre qui n’ont pas de lien avec l’expérience sensorielle.

Toutefois, les idées d’onde, de spectre, d’harmonique, d’amplitude peuvent être évocatrices.

 

2     Vocabulaire spécifique au son dans le langage courant.

Pour introduire le son, on peut ouïr, écouter, entendre, percevoir, saisir, discerner, remarquer.

Différentes qualités et notions permettent de qualifier les sons. On trouve ce vocabulaire chez les professionnels de la sonorisation, dans les traités musicaux. On peut, pour en affiner les catégories, ajouter les schémas d’écoute de la musique électroacoustique et concrète que Pierre Schaeffer donne dans son Traité des objets musicaux. Il distingue :

-   Trois types de sons : le bruit, la musique, la parole.

-   La hauteur : aigu, grave, sur aigu.

-  L’intensité ou la puissance : piano, forte, un son intense, un cri. Imperceptible (pas tout à fait exclusif du son), inaudible.  Strident : situe à la fois une intensité et une hauteur.

Les mots les plus utilisés : fort et faible sont très généraux, utilisés pour une puissance physique, intellectuelle, musculaire, psychologique. Ceci explique pourquoi fort et faible sont des mots peu « littéraires » - quand il s’agit du son-  peu précis et peu évocateur.

« Un bruit fort » est une expression faible. Une rumeur ou un « bruit sourd, sonore, ou retentissant» sont plus évocatrices.

-    Le timbre : c’est ce qui permet de différencier deux sons produits à la même hauteur avec la même intensité. Notion qui se rapproche de l’idée de couleur ou du « grain » d’une voix, on parle du timbre d’un instrument, d’une voix, par exemple d’une voix rauque.

Le timbre dispose d’un vocabulaire important le plus souvent emprunté à d’autres registres, à d’autres sens.

Dans Siloé, Paul Gadenne évoque « une voix sans timbre » : comment l’imaginer-vous ?

-   Éloignement ou proximité : le vocabulaire est emprunté à celui de la localisation : avant-arrière, droite-gauche, près-loin, haut- bas, dehors-dedans.

Le son peut être droit ou vibratoire, comme l’est une voix de chanteur et son « vibrato ».

On peut décrire « la vie » d’un son.

-   Le surgissement en musique, c’est « l’attaque » (terme imagé !). Un son est tuilé quand il arrive en se fondant dans un autre. Un bruit peut-être soudain : terme temporel, il éclate.

-   Il a une durée : à part « bref, ininterrompu, incessant, continuel » peu de vocabulaire spécifique. Long, prolongé sont d’abord spatiaux avant d’être sonores, récurrent est un terme logique.

-   Il a un fin : il disparait s’il est shunté.

-   Sa vie peut être statique - on dit qu’il « tenu » - ou dynamique s’il s’accélère, ralentit, il change d’allure.

Le crescendo, le decrescendo expriment la montée et la descente de l’intensité son. Si c’est la hauteur qui varie, la mélodie est ascendante ou descendante. Monotone : sans variation.

Un son peut être mélodique, harmonieux, mélodieux. Ou, au contraire, « désaccordé, dissonant, discordant, une cacophonie » ou avec des termes n’appartenant pas au vocabulaire musical : désordonné, anarchique. Il peut être confus, distinct ou indistinct, simple ou complexe.

-   La répétition des sons met en place un rythme. S’il est régulier, on parle de pulsation, de son répété, cadencé, syncopé.

La vitesse de cette pulsation donne le tempo : le nombre de pulsations par minute. Presto s’il est rapide. Le rythme irrégulier peut être saccadé, intermittent.

-   Le son a une organisation dans l’espace : mono ou stéréo.

 

 

Description et  récit de cette "vie du son"

Avec, somme toute, assez peu de vocabulaire spécifique, un son peut pourtant être décrit de très nombreuses façons. J’aime imaginer que la langue exprime ainsi l’intuition de la double existence du son : comme pour la couleur, ce qui est perçu ne correspond pas à sa réalité physique. Le son est vibratoire, c’est une onde, mais nous n’entendons pas sous forme d’ondes. La langue restitue donc non pas le son, mais l’expérience du son, ses manifestations. Ne pouvant évoquer le son lui-même, puisque sa nature nous échappe, les moyens langagiers sont essentiellement analogiques : ils font référence à d’autres types d’expériences.

Il restera donc toujours une différence d’interprétation, qui variera selon les références personnelles, culturelles…

 

La description de l’expérience sonore se fait souvent par référence au visuel : un détour par le plus explicite.

Par une comparaison : un vrombissement sera décrit « comme un bruit d’avion ».

Par le vocabulaire du visuel : clair, sombre, blanc, brillant, mat, terne, éclatant, coloré, scintillant, pâle, vilain, beau, affreux, pétillant.

Il peut suggérer un espace : en pointillé, continu, discontinu, remplir l’espace ou s’y perdre, être délimité ou pas.

Le son dépend de la nature du lieu qui peut être sec ou réverbérant.

S’il labsorbe : le volume du son sera mat, sec, amorti, avalé, atténué, arrêté, étouffé, il va disparaitre.

S’il l’amplifie, s’il renvoie le son : le son va résonner, retentir, il sera dilaté, répliqué, il produira des échos.

Il a une zone d’impact, celle d’un claquement de doigts, n’est pas celle du bruit d’une autoroute, ponctuel ou envahissant tout l’espace. On peut la penser comme une profondeur de champ sonore par analogie au cinéma.

Le son a une direction ou une extension avec ou sans mouvement, il reste suspendu, stationnaire. Sa source peut se déplacer : s’éloigner, se rapprocher, converger, diverger. Il avance par vagues, il tourne. Le son est décrit par analogie au mouvement : lent, on parle de chute pour sa fin.

Il a une vitesse de déplacement : des sons plus ou moins lents ou rapides à nous parvenir.

On peut aussi ressentir le son comme une énergie qui donne une impulsion, peut être convertie, maintenue, accumulée, retenue puis exploser. C’est le moteur des Rave-parties.

 Ecriture du son et figures de style

En plus des expressions liées au visuel, en voici d’autres construites sur des synesthésies, personnalisations, analogies… Les catégories se superposent ; souvent, je n’ai classé les termes que dans celle qui m’a paru la plus significative. Je n’ai pas réécrit systématiquement adjectifs, verbes et noms de la même famille.

 

Vocabulaire en lien avec l’animal : aboyer, ahaner, bêler, beugler, bourdonnement, braire, bramer, croasser, gazouillis, hululement, grognement, grouillement, glapir, glouglouter, feulement, grésiller, meuglement, mugir, pépiement, ronronner, rugir, ululation, pépier, piailler, ramage, roucoulement, stridulation, faire un canard.

Vocabulaire humain ou lié à des thématiques humaines : barouf, bastringue, battage,  bordel, boucan, brouhaha, chambard, charivari, endiablé, se déchaîner, foin, grabuge, hoqueter, infernal, mystérieux, chahut, intrusif, pétarade,  potin, raffut, ramdam, remue-ménage, tapage, tintamarre, inexorable, vacarme.

En rapport avec celui qui entend : le bruit peut lui être familier,  extraordinaire, inouï.

Lié à la voix humaine : babil, cancan, chuchotement, clameur, clamer, commérer, converser, gémir, huer, gémissement, hurlement, bredouillant, soupir, inintelligible, marmonner, murmure, vociférant, chanter, criailler, crier, papoter, psalmodier, vagissement.

Personnalisation (prêter au son une émotion humaine, une psychologie) :

agressif, mélancolique, discret, bavard, braillard, brailler, bruyant, criard, sinistre, obsessionnel, narquois, importun, interrogateur, lugubre, plaintif, trainant, charmant, violent, égrillard, énorme, étrange, joyeux, mauvais, se calmer.

Référence à un mouvement : agitation, éclatement, froissement, frôlement, battement, roulement, taper, coup, tumultueux.

Au gustatif : acide, aigre, piquant, aigrelet, gras.

Au tactile comme on parle du « grain » d’une voix, de « l’enveloppe » d’un son :

(les irrégularités de surface du son) acéré, fin, épais, creux, chaud, froid, grêle, râpeux, feutré, souple, sec, rêche, moelleux, net, enflé, doux, rond, léger, compact, lourd, nourri, pointu, profond, rugueux, vague, turbulence.

Aspect matériel. Les qualités du timbre sont plus ou moins riches ou pauvres, un son dense ou diffus. Un son peut être massif, léger.

La référence aux matières est fréquente : un son métallique, feutré, cristallin, cuivré, argentin, un son semblable à un froissement de papier, à un battement d’ailes.

Rapprochements avec des objets : grincement de poulie rouillée.

Sons spécifiés par leur matérialité : déflagration, claquement, grésillement, grincement, pétarade, pétillement, tinter, tintinnabuler, carillonner, velouté, voilé.

En référence à un lieu : caverneux, agreste, bucolique.

Autre analogie : fanfare, explosion, klaxon.

Analogie avec un geste : grattement, raclement.

Par la cause : choc, claquant, guttural, nasillard, (s’)époumoner, électrique électronique, boisé, exotique, percussif, (s’)égosiller, corner, vent, souffle, pétarader, sonnerie.

Au travers d’éléments (feu, eau…) : crépitation, crépitement, roulis, tempétueux.

Par l’effet produit, sa façon d’agir : apaisant, assommant, assourdissant, avant-coureur, cassant, déprimant, étourdissant, étourdissant, fatiguant, fracassant, aliénant, décapant, effroyable, insaisissable, inouï, désagréable, neutre, comique, obsédant, perçant, lancinant, retentissant, terrifiant, terrible, horrible, inattendu, désagréable, parasite.

Par ressemblance avec le bruit, des mots qui vont rendre le texte lui-même sonore et donc évocateur : balbutier, borborygme, brouhaha, bruissement, chevroter, chuintement, chuchotement, clapotage, clapotement, clapotis, couiner, crissement, cliquetis, craquement, craquètement, déclic, fracas, frou-frou, gargouillis, glouglou, grondement, hoqueter, râle, ronflement, roulement, sifflement, susurrer, tintamarre, tintouin, tohu-bohu, tonitruant, tonner, vrombissement, vrombir, zézayer.

Dans notre langue, le vent souffle, l'orage gronde, le chien aboie, la clé cliquette, le canard cancane, le pneu crisse, la porte grince, le bœuf meugle, le ventre gargouille, le chat ronronne, l'eau clapote, glougloute, le blessé gémit, le bébé babille, le pigeon roucoule et l'amoureux susurre... et tant d'autres mots qui nous rapprochent par leurs sons de la réalité sensible. Il me semble également qu'ils participent à créer un univers sonore, celui de la langue française, un bain de sons et d'imaginaire au travers duquel nous percevons la réalité, un univers que l'écriture rend encore plus tangible, plus savoureux.

 

Et, si l’on ne veut pas ou ne peux pas décrire, on peut restituer le son dans sa matérialité par les onomatopées :

Il est intéressant de rappeler que le mot onomatopée, par l'intermédiaire du latin tardif onomatopeia, vient du mot grec onomatopoiia, lui-même composé à l'aide de onoma, «nom», et poieîn, « faire». Nous retrouvons ici un lien avec l'étymologie du mot poésie : poiêsis(voir l'article qui est consacré à cette question en page d'accueil). L'onomatopée est ainsi marquée, dès son origine, par l'idée de la création de mot, d'une invention. Est-ce là une survivance de l'origine du lanagage, de son désir d'imitation du réel ? Ou n'est-elle qu'une zone purement sensorielle, une zone du langage qui échappe à la question du sens et donc ouvre une possibilité, réduite à un domaine particulier, d'imiter librement ce qui est perçu ? Ces questions restent non défiitvement résolues. Voici des exemples d'onomatopées, leur lecture semble confirmer leur dimension d'inventivité et de liberté.

Badaboum, bam-bam, bang, bing, boum, broum, bzzz, clac, clic, crac, ding-dong, flap, froutch, glouglou, kssss, paf, pan, pimpon, ping, plic-ploc, plouf, pssit, scrrr, scratch, schlak, scrunch, smack, splash, tic-tac, toc-toc, vlan, vroum, zzzz.

Conclusion de cette exploration de l'écriture du son

Quel est l’intérêt de cette longue liste de possibilités que nous offre le langage pour écrire les sons ? Elle permet d’avoir plus de mots à sa disposition, de pouvoir appréhender un son dans ses diverses manifestations, de « l’attraper » dans ses différentes dimensions avec un vocabulaire large. J’ai cherché aussi, au-delà l’objectif du lexique, à faire sentir l’omniprésence du détour de l’analogie, de la personnalisation, de la synesthésie et leur variété, car il me semble que c’est dans cette zone que l’on peut tenter de restituer - non pas avec le plus de fidélité, mais avec le plus de puissance évocatrice - une expérience sonore en inventant ses propres associations et analogies.

 

Pour lire des textes exemples qui explorent les sons : découvrir !

 

Écrire les sons

Sensation

Sensation: définition et usage littéraire

"... nul ne possède, en efftet, que ce qu'il éprouve... " Villiers de l'Isle-Adam, Histoires insolites

 

Rappelons la définition du mot sensation qui revient si souvent dans les questions d’écriture :

« Phénomène par lequel une stimulation externe ou interne a un effet modificateur spécifique sur l’être vivant et conscient ; état ou changement d’état ainsi provoqué (observable par une réaction), à prédominance affective (plaisir, douleur) ou représentative (perception). »

Il s’agit donc d’un phénomène dans lequel se rencontrent deux pôles : une stimulation (quelque chose d’actif qui peut être intérieur) entraîne une modification affective et une modification de nos représentations du monde. Elle est notre moyen de contact avec le monde et avec notre corps.

« Le temps était loin où j’avais bien petitement commencé à Balbec par ajouter aux sensations visuelles quand je regardais Albertine, des sensations de saveur, d’odeur, de toucher. Depuis, des sensations plus profondes, plus douces, plus indéfinissables s’y étaient ajoutées, puis des sensations douloureuses. Bref Albertine n’était (…) que le centre générateur d’une immense construction qui passait par le plan de mon cœur. Robert, pour qui était invisible toute cette stratification de sensations, ne saisissait qu’un résidu (…) » Proust, Albertine disparue.

Le personnage s’élabore en une « stratification de sensations », les différents sens travaillent ensemble, permettent de percevoir dans Albertine bien plus qu’un « résidu » visuel et c’est cette construction plus « profonde » qui enrichit ce que représente Albertine et l’expérience.

 

 

Sensation

Synesthésie

Ecriture et synesthésie

La synesthésie vient de la double racine grecque syn, qui signifie "avec" au sens de " union", et d'aesthesis, qui désignait la " sensation". 

Elle est d'abord un trouble de la perception des sensations, c'est un fait scientifique, une particularité neurologique qui fait que certains individus associent deux ou plusieurs sens à partir d’un seul stimulus sensoriel. La synesthésie la plus répandue (65 % des synesthésies) est celle des « graphèmes-couleurs » par laquelle que les lettres ou les nombres sont perçus comme colorés (cf le sonnet de Rimbaud « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu » et certaines personnes peuvent dire :  « Le 6 est très tolérant avec le 5 (marron clair) qui pour moi est maladroit, hypersensible, voire naïf, alors que le 7 féminin rouge bordeaux est sévère, autoritaire, peu tolérant envers les faiblesses et ne supporte pas le 5. » Un autre type:  Un professeur de piano associe des couleurs aux notes de musique, associations pour elle tellement évidentes et riches de sens qu’il lui arrive de dire à un élève : « Il n’est pas assez jaune, ce fa ! ». Autre type : « Le poulet n’était pas assez pointu » .

La proximité de l’odorat et du goût est utilisée dans de nouvelles sortes de « gourdes » dans lesquelles, par un parfum (olfactif), on boit de l’eau en ayant l’impression de sentir un goût.

La synesthésie est donc à la fois de l’ordre du supplément, une richesse et une anormalité, un trouble. L’on peut noter ce mot de « trouble » qui sera au cœur de notre proposition.

« Je sais bien que les psychologues ont inventé un vilain nom grec pour définir la tendance à voir des analogies partout, mais cela ne m’effraie guère, car je sais qu’il y a des ressemblances partout. » August Strindberg, Inferno (1896)

Synesthésie littéraire

La synesthésie est donc « union », elle rapproche plusieurs sens autour d’une même sensation et rejoint par ce biais l’idée d’analogie.

Elle a quelque chose à voir avec la perception médiévale et celle de l’époque baroque qui présupposaient une harmonie cachée dans l’univers, une harmonie dont la connaissance appartient à la seule divinité et qui ne se dévoile à l’homme que par des analogies établies entre diverses perceptions. Elles se distinguent des associations métaphoriques qui ne sont pas arbitraires puisqu’elles cherchent à enrichir le sens d’une façon à être partagées au sein d’une culture.

La synesthésie physiologique a tout d’une « hallucination » pourtant elle ne se justifie pas par un état exceptionnel (drogue, pathologie…) : c’est une perception différente, une autre façon de percevoir les sensations et de se connecter au monde. On comprend qu’elle puisse être une voie à explorer pour l’écriture : il s’agit, par les mots, par un effet de langage, de provoquer des émotions qui convoquent le corps, par association de « s’ouvrir » sur d’autres sensations : de se servir du langage comme d’un psychotrope ! L’écrivain mélange les sensations comme un alchimiste les substances.

Exemple : le ciel s’associe à l’idée de nuage : matière floconneuse qui peut faire penser à quelque chose qui se mange et le ciel peut alors se manger, se caresser…

Il n’y a là rien de physiologique, mais certaines hypothèses évoquent une synesthésie qui nous serait commune au tout début du développement du cerveau, ce qui donnerait une réalité physique à cette figure.

Si la synesthésie est un phénomène neurologique aux contenus arbitraires, idiosyncrasique (chacun a les siennes) et involontaire qui touche environ 4 % de la population, la synesthésie littéraire - volontaire et assumée -  est un « travail » littéraire largement répandu en poésie, mais pas uniquement. On trouve dans notre Dame de paris de Hugo : « L’oreille aussi a sa vue. » 

En voici un exemple fameux:

"Nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé […] mais le double tintement timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers […]." Proust Du côté de chez Swann

Et un exemple dans un roman contemporain : 

"L’été chantait doucement sur ma peau… Entre mes orteils j’écoutais la douceur de l’écoulement tiède." Sylvie Germain, Jours de colère

Ce travail synesthésique consiste à détacher les mots qui expriment les sensations du domaine qui leur est classiquement associé, d’opérer divers types de glissements de mots vers un autre domaine de la perception, différent de celui dans lequel on a coutume de les utiliser.

On retrouve ici l’idée de glissement que nous avons rencontré avec la métaphore.

La synesthésie est donc un travail sur la langue, une création langagière qui propose des formes nouvelles, des images, des associations de mots inédites.

On peut la considérer  comme :

   - Un moyen d’exprimer les interactions multiples qui existent entre les éléments distincts de la perception.

   - Une occasion d’interroger le primat de la vue dont on a coutume de dire qu’il caractérise la culture occidentale.

   - Un moyen verbal, qui, par des formules inhabituelles, déstabilisent notre imaginaire et enrichissent notre perception. On retrouve ici l’idée chère à Rimbaud d’une expérience subjective faisant partie du dérèglement des sens nécessaire pour faire du poète un « voyant » .

   - Une entorse nécessaire aux usages pour disposer d’un moyen de restituer des états affectifs particuliers, de verbaliser l’effusion, le ravissement, la submersion.

Ce travail littéraire sur les sensations a été théorisé par Baudelaire qui a proposé le terme de « correspondances » pour évoquer la « ténébreuse et profonde unité » de la sensation intense qui permet et justifie un rapprochement entre les sons, les parfums, les couleurs… faisant ainsi une sorte de synthèse les alternatives que j’ai proposé plus haut.

 La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.         
Correspondances (extrait des Fleurs du mal )

 

La fin du XIXème, avec notamment les symbolistes, a cherché bien souvent du côté des zones non encore explorées de l’imaginaire (nous l’avons déjà noté avec Rimbaud et le dérèglement des sens ), parfois comme moyen d’accès à une dimension spirituelle du monde..

Un rapprochement avec l’impressionnisme semble légitime au travers de l’idée de vibration de la réalité, d’impression de l’instant, de l’humeur, de la restitution d’un état d’âme qui se libère du réalisme.

Nous retrouvons cette quête synesthésique avec les avant-gardes du début XXe.

«  Nous avons essayé, loin de conceptions artistiques et esthétiques qui existent, d’allumer un autre art, un  nouveau poème fait de couleurs, de sons, de lumières et en mouvement, une poésie pour tous les sens... Manifeste du poétisme (1924), Karel Teige 

La synesthésie, qui opère par un mouvement de glissement d’une sensation à une autre, par une sorte d'osmose sensorielle, une déformation de la sensation, évoque le rêve, elle fait de la réalité un lieu d’expérimentation, et permet d’exprimer une dimension psychanalytique, elle provoque la surprise : autant d’éléments que l’on peut retrouver dans les tableaux de Dali, de Man Ray ou dans les collages de Max Ernst.

Il ne s’agit plus ici, comme chez Baudelaire, de retrouver l’unité du monde que le poète peut percevoir, mais d’une contestation radicale de la réalité comme accessible et unique.

Des artistes contemporains provoquent des synesthésies dans des installations. Certains, comme Nabokov, dont la perception est naturellement synesthésique, l’utilise dans leurs œuvres qui acquièrent ainsi des propriétés singulières, on peut penser qu’elles offrent un accès privilégié et peut-être objectif au réel, il est en tout cas “autre”.

 

Validité, contestation

La synesthésie fait partie des procédés dits rhétoriques, de ces figures de style contestées et même décriées par une partie de la littérature contemporaine comme Annie Ernaux ou,  pour d’autres raisons, Nathalie Quintane qualifiant de “couillons” ceux qui succombent encore à cette tentation de jouer avec le sens des mots.

Ainsi, on peut ne voir dans ce travail poétique qu’un non-sens, du verbeux, du verbiage, de l’autosatisfaction oiseuse sans authenticité ni vérité : un simple procédé, marqueur d’une “distinction” de classe sociale : le vestige d’un art bourgeois et élitiste.

La synesthésie se développe chez ceux qui voient dans l’écriture l’élaboration d’un langage à part, une “langue littéraire”. La littérature ne serait pas (en simplifiant ! )  seulement l’art de bien raconter une histoire, de créer de bons personnages, du suspense et le travail stylistique ne se limitant pas à la précision, la justesse, le fluide, le naturel.

 

Pour résumer ces deux points de vue :

   -   La synesthésie permet un type de connaissance : un accès à la réalité par le voile, le flou, la vibration même qu’elle introduit. Elle propose une façon de revivifier la perception, une réponse à l’indicible.

   -   Elle n’est qu’un jeu de langage qui n’apporte rien à l’expérience du monde, artificiel, une sorte de préciosité éculée.

Pour lire un texte poétique inspiré par la synesthésie.

Vous pourrez également en lire plusieurs  sur le blog de mes ateliers avec le tag "synesthésie".

 

 

 

 

Synesthésie
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