Écrire le visage

Écrire le visage

Écrire le visage

"Le visage, une évidence qui témoigne d’autre chose, il excède sa forme. Le visage est une énigme, mais pas un secret. » E. Lévinas, Éthique et infini


Tout est dit dans cette citation de Lévinas. Le visage, c’est l’autre, les autres, le lieu du mystère de l’altérité. Même lorsque  l’on regarde son propre visage, n’est-ce pas l’impression d’altérité qui surgit ? Miroir ou tombeau de l’âme, faire face au visage, c’est rencontrer l’énigme que l’on appelle « autrui ». Apparence et transparence, secret et matière, forme et mobilité, le visage tout à la fois cache et projette. Peut-il être réduit à une forme, une matière vivante ? Chaque visage est absolument unique, il propose une singularité absolue, alors, comment "l'écrire"? Pourrait-on, par un rendu minutieux, en donner la description exacte ;

Écrire le visage de l’autre c’est faire appel à une expérience vécue, vivante, qui, sauf cas pathologique (et sauf dans le « nouveau roman ») ne se réduit pas à la perception d’une sur-face. Il y a une sorte d’immédiateté de la saisie du visage, nous apprenons à y deviner les émotions, les intentions, dès les premiers jours où nous apercevons des formes. L’émotion des visages renoue avec l’expérience de l’infans, celui qui ne sait pas encore parler, expérience qui remonte aux premières angoisses de l’identité. Les mots ne peuvent rivaliser avec ce déchiffrement développé depuis notre naissance. 
Les images, les visages sont maintenant partout, sur les écrans, les téléphones, les affiches. Cependant, dans nos sociétés impudiques, l’observation du visage est l’un des derniers bastions de la retenue  : on ne se laisse pas facilement « dévisager » !
De quels moyens l’écriture dispose-t-elle pour se saisir d'un visage ? L’immédiat, le "tout d’un coup", la totalité immédiate de la vision sont pour elle impossible : elle ne peut que l’évoquer en disant « quelque chose » des visages. On « reconnaîtrait » Mona Lisa dans le métro, mais Madame Bovary ?

 

Petit tour d’horizon des écritures du visage

Hugo parlait d’une « lueur faciale » et du visage maternel reconnu, perdu, retrouvé, Marcel, le narrateur de la Recherche peut seulement dire « qu’il brillait ». Que peut un texte pour capter une lueur ? Détails ? Impression globale ? Comment lire le visage et comment l’écrire ?

Portrait et cliché.

Longtemps, l’on s’est contenté de types, de personnage stéréotypé et d'expressions qui les désignent  :  " un teint de lys", "des cheveux d’or"...

Le vocabulaire du visage peut sembler rédui et le portrait littéraire voué au cliché. Il faut donc trouver une façon d’écrire qui fait sa juste place aux mots, aux expressions inévitables sans s’en contenter. Il est savoureux de penser que, si les clichés de la beauté sont le plus souvent disqualifiés (les lèvres de corail ou le teint de pêche), les insultes les plus répétitives (face de rat et d’autres, bien plus crues) trouvent  encore droit de cité et ne souffrent pas d’être des facilités d'expression. Tout au contraire, plus l'insulte est connue et répétée plus elle semble efficace ! 

—  Avec le portrait romanesque du 19e siècle, l’on suppose un visage livré aux mesures d’un arpenteur, un visage qui se laisse détailler. Le portrait littéraire classique décompose les visages en traits successifs ; le temps de son tracé et de son déchiffrement, l’écriture analyse, elle morcelle. D’une manière générale, le portrait s’élabore, dans la fiction réaliste, par référence à des protocoles d’observation et des rôles changeants, le narrateur jouant tour à tour divers rôles : il se fait peintre, médecin, policier…
En même temps, le roman met en avant le modèle du visage expressif : pas seulement des traits, mais le reflet d’un sentiment, d’un tempérament, d’un caractère et d’une condition sociale.
Il y a en effet la tête qu’on a, mais aussi la tête qu’on fait. À quoi l’on pourrait ajouter, pour la comédie sociale, la tête qu’on se fait, la tête que la vie nous a fait.


— Dans la littérature contemporaine, plus de long portrait, les descriptions sont souvent très courtes et celles du visage ne font pas exception, majoritairement brèves et concentrées. Quand, comme c'est souvent le cas, la frontière tend à disparaître entre description, récit, dialogue, l’auteur  renonce à la « quête de la ressemblance » et préfère se concentrer sur la donnée précise de quelques traits caractéristiques. On se replie sur la restitution d’un élément  essentiel, d’une lumière, d’une impression, d’une forme. L'enjeu est moins  de "faire voir" le visage dans son entièreté, que de se concentrer sur ce qui  "parle", attrape le regard dans un visage.

— Dans les écritures poétiques - mais n’est-ce pas toujours le cas lorsqu’il s’agit du visage ? -, les mots, les adjectifs, fonctionnent plus comme des stimuli, des effets vibratoires que des moyens de visualiser véritablement le personnage. L’on cherche à susciter des émotions, des réactions qui font penser, deviner, ressentir plutôt que visualiser. Plus que la précision, on cherche du côté de la ressemblance, de l'image. 


Conclusion en forme d'éventails des choix possibles pour l'écriture du visage 


— Longue description pour tenter de « montrer », de mettre sous les yeux du lecteur tout le visage reconstitué    /   Formule laconique avec quelques traits saillants. L'écriture prend alors la  forme de l'esquisse et pourquoi pas de la caricature ? Le réalisme peut adopter aussi bien l'une que l'autre. 
— Visage entraperçu, de loin, comme  un portrait volé, le récit d'une impression    /  Résultat longuement décrit d'une observation minutieuse.
— L'écriture peut, à la manière d'un photographe faire des zooms : passer des détails à la vue d’ensemble et vice-versa.
— Chercher le réalisme, rester factuel et précis, exact    /    Utiliser des Images, métaphores multiples, filées...

Cela peut correspondre à l'opposition entre :
— Les traits, les couleurs, la chair  /  Voir autre chose qu’un visage
— Opposition stylistique entre :  Poésie, lyrisme, vocabulaire poétique     /    Simplicité, minimalisme
— L'écriture peut jouer à changer l’ordre de la description : du haut en bas (ordre classique), commencer en bas, le côté, un détail… commencer ou finir par le regard.


On peut penser le visage comme...

 — Une unité ou un ensemble d’éléments.
— Harmonie /   Disharmonie.
— Développer un oxymore : par exemple explorer le paradoxe du " beau monstre" : beauté et laideur du même visage.
— Absence / présence de psychologie, d'émotion sur le visage.
— Ajouter une interprétation psychologique 
— Visage décrit pour le lecteur, visage comme moyen pour lui faire sentir une psychologie  /  Rester factuel, concret.
— Raccrocher le visage à une typologie : Désigner un  type humain  /    Rester dans l’individuel.
— Le visage comme lieu d’émotion : volonté de déchiffrement, de rendre unique ou au contraire aspect matériel ( regard de sculpteur).
— Déborder de l’ordre du visible ? Dans la tradition occidentale, le visage sert à l’expression du spirituel : il prend alors une dimension métaphysique, universelle.
— Explorer les trois dimensions : matérialité / expression / intériorité.
— Affirmer l’impossibilité : je ne peux pas dire, je n’ai pas les mots, mais j’écris quand même que… Prétérition classique de l'impossibilité de dire et donc d'écrire le visage, sans pourtant y renoncer !

 

 

 

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