Me voici devant la boite à livres de Valleraugue, étonnement grande et fournie, un plaisir de fouiner inattendu dans un si petit village. J’aperçois un visage de femme aux yeux cernés de noir, il s'agit du "Coquelicot », un tableau peint par Van Dongen. Je me saisis du livre : Le Laquais et la putain de Nina Berberova. Je mets ce tout petit opus dans ma besace sans hésiter.
J’avale presque aussitôt ce cours roman, cette longue nouvelle et je ne peux que penser en le refermant : ce portrait était un choix parfait pour cette couverture ! Féminité inquiète, sensualité, souffrance, ambiguïté, Berberova nous conte le trajet de vie d’une femme russe exilée.
Des passages à la beauté puissante, des images envoutantes, se mêlent à la restitution crue de la vie quotidienne. Le livre ne se limite pourtant pas à l’intime et à ses enjeux, car, si l’héroïne subit sa vie, elle l’interroge et nous met sous le nez les questions du temps, de notre briéveté, celles du « Pourquoi vivre ? ».
Parfois, nous sommes à l’intérieur du personnage, quelquefois à l’intérieur de son dernier amant. Le narrateur nous mène sans être pesant : l’énigme reste, celle d’une vie difficile, une vie dans l’ombre avec ses désirs, ses méandres, sa violence. Des personnages à la Russe, des lieux, des gestes… J’ai été happée par la force du texte, son pouvoir de suggestion, le trouble qui en émane, l’ensemble possède un pouvoir de fascination à la Dostoievski. Un vrai plaisir littéraire ! Ce qui veut dire que ce roman est véritablement « écrit », que l’auteur sait se servir avec subtilité des possibilités du langage non pour montrer cette capacité, mais pour nous sortir de nous-mêmes, de nos mots, des idées et des expressions qui circulent partout et nous faire entrer dans un destin de femme, dans ce qu’il a d’irrémédiablement unique et pourtant partagé. La dernière scène a quelque chose d’inoubliable.
Voici une phrase relevée vers la fin du livre, l'évocation de l'amant, de cet homme qui voudrait être aimé, qui se croit aimé :
"Dans cette lourde joie, si pareille, au fond, à un tourment continuel, il enlevait, comme une écume, la mousse de sa frémissante béatitude par des baisers, des paroles, des rires."
Nina Berberova, Le Laquais et la putain chez Actes Sud