« Les seules pensées valables viennent en marchant. » Nietzsche
Les philosophes, les penseurs et les poètes se réclament souvent de la marche, lui attribuant des vertus de clarification des pensées spéculatives ou esthétiques, l’exaltant en tant que circonstance privilégiée pour l’introspection. Rien ne détourna Kant de sa promenade journalière -excepté la nouvelle de la prise de la Bastille qui l'écourta- et l’on pense bien sûr à Rousseau avec ses "Rêveries d’un promeneur solitaire", mais aussi à Rimbaud, Thoreau, Nerval ou encore Hölderlin. Plus près de nous, les œuvres d’Alberto Giacometti ou, de façon peut-être moins directe, celles de Francis Bacon ou les textes de Nicolas Bouvier, nous rappellent l’importance symbolique de « l’homme qui marche ». Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la marche occupe une place non négligeable dans la fiction.
En effet, raconter une scène dans laquelle un personnage marche, c’est utiliser un dispositif aux larges possibilités.
Un autre dispositif de ce type est celui de « la fenêtre » : le personnage à la fenêtre, thème aussi bien pictural que littéraire permet de disposer d’un cadre - c’est le cas de le dire -, d’un espace spécifique où poser un personnage et déployer les enjeux d’une histoire, d’une situation, d’une psychologie par la présence d’un intérieur (la maison et l’intériorité du personnage) et d’un extérieur (la rue et les projections du personnage vers le passé, l’avenir, la possibilité du départ…)
Si ce thème vous intéresse, voici un article qui lui est consacré.
L’on retrouve dans le thème de la marche, cette double dimension : s’y rencontrent l’intérieur qui n’est plus celui de la maison, mais celui du personnage lui-même, sa pensée, ses préoccupations, son monologue intérieur et une extériorité, qui n’est plus celle de la rue en surplomb, mais la présence directe d’un paysage naturel ou urbain.
La marche ajoute à ces deux pôles de tension, d’un côté la pensée, la raison, le monologue intérieur et de l’autre le pôle de la perception, de la présence au monde, une troisième dimension : celle du mouvement.
Il existe, selon les travaux de certains psychologues, une spécificité de l’état psychique de celui qui marche, la vigilance qu’exige la marche maintient le corps en action. Avec, là aussi, une double polarité : la nécessité de faire attention à l’extérieur, de ne pas tomber, de ne pas se perdre constitue comme une toile de fond mentale qui active l’attention, la perception, sans la mobiliser tout entière. La marche se fait le cerveau en alerte et donc mieux irrigué et laisse toutefois à l’esprit une forme particulière de liberté. L’activité du corps est là, quasi mécanique, ouvrant la possibilité à l’esprit de divaguer.
L’effort, l’action de la marche permet à la fois la conscience du corps, celle du monde et ouvre la possibilité d’une pensée. Elle crée une relation privilégiée avec le monde, à la fois participation, présence, interaction et possibilité du recul, une relation qui laisse la place à la liberté intérieure, à une dimension esthétique ou encore un sentiment d’extériorité.
La marche, comme l’écriture, avance et constitue ainsi, en particulier pour le XIXe siècle, une représentation allégorique fructueuse de l’écriture.
Marcher, n’est-ce pas explorer une sorte de « madeleine » qui ne serait pas seulement interne et reliée au passé ? Une madeleine certes intérieure, mais présente par le corps tout entier à la spécificité du lieu et de l’instant ?
Deux exemples :
— Vous pouvez lire sur ce blog l’incipit de mon roman la Danse de Faust qui ouvre le roman par une marche dans la ville avec interaction intériorité /extérieur.
Cette scène est un prologue qui met en place le personnage principal, son état d’esprit, certains enjeux de l’histoire et dans laquelle la marche est le support de la mise en scène d’enjeux romanesques.
Un personnage marche et l’on suit à la fois son trajet (son mouvement, les interactions avec ce qui l’entoure) et sa pensée : monologue intérieur, questionnements, surgissements d’autres temps… Une situation est posée sans la livrer : ce n’est qu’un incipit.
Toutefois, grâce à la marche et à la ville, le monologue intérieur peut espérer être à la fois légitime et incarné.
Avancer, voir, penser, sentir, éprouver, se libérer, interroger, se perdre… le texte bénéficie d'un rythme spécifique, celui de la marche.
La marche se fait en ville et avance aussi par des interactions, une dimension architecturale, sociale…
La marche n’est pas seulement une façon de raconter, une entrée en matière, mais un manière de pénétrer dans la « marche d’un cerveau », d’une sensibilité à ce qui l’entoure, de faire entendre la voix du personnage et comment son mouvement et la ville le font sonner.
— Le premier chapitre de « Guerroyant », un livre de Pierre Mari aux éditions Sans Escale repose également sur ce dispositif de marche dans la ville.