Il semble qu'il y ait ainsi une sorte d'influence du regard silencieux sur celui qui est regardé. Parfois également un changement se produit chez le voyeur. On peut penser à ce que la physique quantique a établi depuis un demi-siècle déjà : qu’un être humain pouvait, par sa simple attention, influencer de manière extraordinaire la réalité jusqu’à en modifier la nature. Et certains physiciens estiment à présent que les réalités sont multiples et représentent – simultanément – des mondes potentiels entre lesquels il semblerait possible de choisir en conscience.
Voici des extraits de livres qui, à des époques différentes, racontent de telles scènes. Témoignage de celui qui regarde de l'extérieur par une fenêtre ou récit par un narrateur, ces extraits explorent l'imaginaire associé à ce type de situation et de regard.
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Dans ce passage, extrait de Gatsby le Magnifique (titre en anglais : The Great Gatsby), roman de l'écrivain américain F. Scott Fitzgerald (1896-1940), le héros, Gatsby imagine quelqu'un les regardant illuminé par une fenêtre.
«Pourtant, au-dessus de la ville, notre ligne de fenêtres jaunes a dû apporter sa part de secret humain au veilleur occasionnel dans les rues sombres, et j'étais lui aussi, levant les yeux et me posant des questions. J'étais à l'intérieur et à l'extérieur, à la fois enchanté et repoussé par la variété inépuisable de la vie. »
"Yet high over the city our line of yellow windows must have contributed their share of human secrecy to the casual watcher in the darkening streets, and I was him too, looking up and wondering."
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"Dominique a fermé ses persiennes, mais elle n’a pas joint tout à fait les deux battants ; elle a laissé une fente verticale de quelques centimètres par laquelle elle découvre les maisons d’en face, et, des deux côtés de cette fente où coule du soleil en fusion, brillent les fentes horizontales, plus étroites, aménagées dans le bois. […] De l’autre côté de la rue, ils n’ont pas le soleil de l’après-midi et ils ne ferment pas les persiennes ; aujourd’hui, à cause de la chaleur, toutes les fenêtres sont ouvertes, on voit tout, on a l’impression d’être avec les gens dans leur chambre, il suffirait de tendre la main pour les toucher. (...)Et pourtant quand, vers neuf heures, Cécile vint ouvrir les rideaux et la fenêtre, quand elle eut posé le plateau du petit déjeuner sur le lit où Antoinette s’était adossée à l’oreiller, Dominique avait les narines palpitantes comme si, à travers la rue, il eût été possible de percevoir I'odeur de la jeune femme, qui s’étirait dans le soleil, gonflée de vie, les yeux et les lèvres gourmands, la chair reposée et toute alourdie encore de la volupté du sommeil." Georges Simenon, La Fenêtre des Rouet
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Amour et jalousie sont deux passions indissociables chez Swann, l'un des personnages de la Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust. La jalousie, la rivalité avec d'autres hommes renforcent l'amour qu’il éprouve pour Odette, une femme qu’il ne trouve pas belle, une jalousie qui tend à l'obsession. Sans avoir de certitude, la jalousie fait d'Odette une femme d'autant plus attirante qu'elle lui ment et le trompe. Son pouvoir est si important que finalement, sous l’effet de la jalousie, Swann se transforme, il s'attache à cette femme et éprouve une forme de plaisir lié à la souffrance : le plaisir de l’enquête, celui du voyeur et même une forme de satisfaction lorsque ses soupçons sont confirmés.
"Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre que pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, elle l’avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu’il l’avait quittée, il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu’elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n’eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque devant chez elle.
Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait - entre les volets qui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée - la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t’attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmure qui révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec lui. Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins, Odette apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec l’autre de ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient bien loin d’ici et qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu’il ressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que l’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir de l’intelligence. Si, depuis qu’il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle, vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un prix infini et presque d’une beauté désintéressée, les actions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé.
(...) Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant qu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il était revenu, qu’il s’était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur qu’elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire était bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis qu’en ce moment encore, tant qu’il n’avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l’aimait-elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience d’un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. (...)
Il frappa. On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer auquel
de ceux des amis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda :
– Qui est là ? Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer et, puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l’air trop malheureux, trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai :
– Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’ai voulu savoir si vous n’étiez plus souffrante.
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l’un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l’habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que c’était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s’était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine.
Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez lui, heureux que la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après avoir simulé depuis si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, il ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus. "
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Un texte au style représentatif du Nouveau Roman, mouvement littéraire novateur de l'après-guerre qui recherche une sorte de détachement, un hyperréalisme et un refus du personnage comme lieu d'intériorité et du roman comme exploration de cette intériorité.
"Ils se dévisagent, sans rien ajouter. Franck accentue son sourire qui lui plisse le coin des yeux. Il entrouvre la bouche, comme s'il allait dire quelque chose. Mais il ne dit rien. Les traits de A..., de trois quarts arrière, ne laissent rien apercevoir. Et, sans attendre une réponse, elle appelle le boy.
Au bout de plusieurs minutes - ou plusieurs secondes - ils sont toujours l'un et l'autre dans la même position. La figure de Franck ainsi que tout son corps se sont comme figés. Il est vêtu d'un short et d'une chemise kaki à manches courtes, dont les pattes d'épaules et les poches boutonnées ont une allure vaguement militaire. Sur ses demi-bas en coton rugueux, il porte des chaussures de tennis enduites d'une épaisse couche de blanc, qui se craquelle aux endroits où plie la toile sur le dessus du pied.
Franck regarde A..., comme si elle était tenue d'appeler une seconde fois, ou de se lever, ou de prendre une décision quelconque. Elle esquisse une moue rapide en direction de la balustrade.
A... est en train de verser l'eau minérale dans les trois verres, alignés sur la table basse. Elle distribue les deux premiers, puis, tenant le troisième en main, va s'asseoir dans le fauteuil vide, à côté de Franck. Celui-ci a déjà commencé à boire.
Ni elle ni Franck ne bouge de son siège. Sur le visage de A..., tendu de profil vers le coin de la terrasse, il n'y a plus ni sourire ni attente, ni signe d'encouragement. Franck contemple les petites bulles de gaz collées aux parois de son verre, qu'il tient devant ses yeux à une très faible distance.
<< C'est assez froid ? lui demande A... Les bouteilles sortent du frigo. »
Une gorgée suffit pour affirmer que cette boisson n'est pas assez froide. Franck n'a pas encore répondu nettement, bien qu'il en ait déjà bu deux. Du reste, une seule bouteille vient du réfrigérateur : l'eau minérale, dont les parois verdâtres sont ternies d'une buée légère où la main aux doigts effilés a laissé son empreinte. "
Alain Robbe Grillet- La Jalousie
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Un extrait d'un livre assez fascinant de Marguerite Duras dans lequel le personnage principal, après un traumatisme, nous entraine dans une sorte de folie.
"Lol V. Stein est derrière l’Hôtel des Bois, postée à l’angle du bâtiment. Le temps passe. Elle ne sait pas si ce sont encore les chambres qui donnent sur le champ de seigle qu’on loue à I'heure. Ce champ, à quelques mètres d’elle, plonge, plonge de plus en plus dans une ombre, verte et laiteuse.
De loin, avec des doigts de fée, le souvenir d’une certaine mémoire passe. Elle frôle Lol peu après qu’elle s’est allongée dans Ie champ, elle lui montre à cette heure tardive du soir, dans le champ de seigle, cette femme qui regarde une petite fenêtre rectangulaire, une scène étroite, bornée comme une pierre, où aucun personnage encore ne s’est montré. Et peut-être Lol a-t-elle peur, mais si peu, de l’éventualité d’une séparation encore plus grande d’avec les autres. Une fenêtre s’éclaire au deuxième étage de I'Hôtel des Bois. Oui. Ce sont les mêmes chambres que de son temps… Devant elle il y a cette fenêtre éclairée. Mais Lol est loin de sa lumière.
L’idée de ce qu’elle fait ne la traverse pas. Je crois encore que c’est la première fois, qu’elle est Ià sans idée d’y être, que si on la questionnait elle dirait qu’elle s’y repose. De la fatigue d’être arrivée là. De celle qui va suivre. D’avoir à en repartir. Vivante, mourante, elle respire profondément, ce soir I'air est de miel, d’une épuisante suavité. Elle ne se demande pas d’où vient la faiblesse merveilleuse qui l’a couchée dans ce champ. Elle Ia laisse agir, la remplir jusqu’à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu’au sommeil de Lol V. Stein.
Le seigle crisse sous ses reins. Jeune seigle du début d’été. Les yeux rivés à la fenêtre éclairée, une femme entend le vide — se nourrir, dévorer ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d’une chambre où d’autres sont." Le Ravissement de lol V. Stein, Marguerite DURAS
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Un livre écrit d'après un fait divers : une femme s'est installée chez un homme, ici nous avons deux sujets réunis : l'homme, le propriétaire, regarde de l'extérieur sa squatteuse qui regarde par la fenêtre et s'imagine à sa place...
"Tout paraissait paisible. Une projection de l'existence à deux que tu aurais pu mener, voilà ce que les agents allaient arrêter, me suis-je dit. Un reflet de tes chimères. Pourvu qu'elle ne bouge pas de là... Si elle se préparait un repas, elle en aurait
pour un bon bout de temps, suffisamment, en tout cas, pour qu'ils la prennent au piège. Elle était là, biche au centre d'une clairière, ignorant que le loup l'avait repérée. Le temps tombait goutte à goutte et je retenais ma respiration. Elle est foutue... Mais le ciel vint à se découvrir et le soleil envahit la cuisine. La femme, qui emplissait de riz l'autocuiseur, releva la tête vers la fenêtre. Comme ce soleil du matin lui était doux ! Comme il répandait ses bienfaits... L'inox de l'évier en scintillait. Elle était de trois quarts et tout d'un coup, je n'ai plus remarqué d'elle que sa nuque ambrée, cambrée, le cou élégant surgi des mains expertes d'un potier. Et ce cou descendait couleur de sable vers une poitrine cachée, galbée de deux petites dunes. Au-delà de la vitre, la femme regardait le soleil miraculeux. Paupières mi-closes, elle se laissait inonder par ce cadeau du ciel; son visage, qui n'avait plus sa jeunesse, et pour tout dire n'avait guère de charme, accueillait sans résistance les rayons qui succédaient aux rayons pour elle toute seule, après être partis qui sait quand d'une étoile à cinquante millions de kilo-
mètres d'elle. Oh! Peu lui importait, à cet instant précis, de n'avoir ni charme ni jeunesse, je le savais bien. Elle était seule, croyait-elle, et tout à son enchantement. Les yeux tou- jours à demi fermés, elle souriait. Et je me suis dit alors elle doit souffler, se remettre qui saitde quelles peurs et souffrances; elle s'abandonne. Peut-être, même, est-elle heureuse. Si
elle savait! Oh! Son sourire... Il me faisait mal, tout à coup. Frapper l'écran de l'ordinateur pour attirer son attention... Qu'avais-je fait... J'ai saisi le combiné. A la première sonnerie, elle a tourné la tête, comme tirée d'un rêve agréable. Puis elle a vite repris sa position antérieure."
Eric Faye, Nagasaki
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Et pour terminer, provisoirement, cette liste, un passage qui se situe au début de mon roman "Sève d'automne."
"Un petit carré de lumière se découpe dans le noir de la nuit. Au centre, sous une suspension cuivrée, se dessine une forme ronde aux contours flous, une sorte de halo qui se répand sur ce qui ne peut être qu’un morceau de table de bois. Un peu de lueur en déborde, passe par la vitre, glisse sur le mur de pierres et tombe sur le bout de ses bottes, en révèle la saleté. Sa saleté.
Un carré de chaleur dans le froid immobile. Il rapproche son nez, s’y réchauffe les yeux. Sur la droite, un bout de cheminée, un morceau de poutre noire, noyé dans la fumée, il imagine le reste, la cheminée, grande de tout un mur entier sous son énorme chapeau arrondi, il en sent presque la fumée douce. Il refait le tour, encore une fois.
À gauche, le bout de table, et un pan de buffet sculpté de grands losanges qui se creusent dans l’épaisseur du bois noir, au centre la lampe à pétrole qui teinte les objets de sa maigre lueur orangée.
Entre ces objets massifs, une femme se faufile, fine, elle glisse entre la cheminée, la table, le buffet, vive, rapide, elle va et vient, elle flotte comme ce poisson précieux qu’il a vu à Nîmes dans le café, près de la gare. Elle luit dans son bocal, un grand bocal en verre dans lequel on regarde vivre les poissons, on suit les mouvements de leur vie sans mystère, pour eux pas de cachette ou presque, ils tournent, vont, viennent, une vie sans surprise, une vie comme un spectacle. Il se souvient d’être resté longtemps à suivre cette vie en réduction, pour les couleurs, pour les mouvements ondulants des poissons mais pas seulement. Est-ce que les poissons nous regardent aussi ? C’était-il demandé alors. Et si nous étions, nous aussi derrière la vitre, observés ? Derrière quelle vitre ? Il l’observe dans la nuit froide. Peut-être fait-elle semblant de se laisser observer ?
Il la suit encore, elle va de la table à la cheminée, puis cherche quelque chose dans le buffet. Elle se retourne, il voit mal son visage dans le contre-jour, c’est mieux, ça lui laisse un peu de temps pour s’habituer, elle pose des assiettes sur la table. Les belles assiettes du dimanche, celles en faïence. Tiens, c’est fête ? Elle les place délicatement face à face sur la table et puis, au milieu, d’un pot de porcelaine blanche jaillissent des branches d’arbousier avec leurs fleurs blanches et leurs fraises grumeleuses rouges, des fraises qui se seraient mariées avec des bogues pense-t-il sans savoir pourquoi. Il ne se lasse pas de la suivre. Elle coupe du pain en remplit une panière garnie d’un morceau de tissu de lin. Entre temps, elle va tourner quelque chose dans la marmite posée sur un socle sur le feu. Une soupe de châtaignes ? L’air froid de la nuit semble soudain glisser sous sa vareuse, dehors, dedans, dans le froid, derrière la vitre, une vie derrière une vitre, une autre vie, une vie sans lui.
Et s’il restait ainsi, pour toujours ? Il pourrait rester tranquille, rester caché, derrière la vitre, derrière les arbres, attendre, il pourrait passer sa vie à regarder les autres vivre, les voir se faufiler, glisser, ondulants et brillants, surnaturels, inaccessibles. Rester ce qu’il est devenu, une ombre dans la nuit, un absent, ne pas déranger, se faire oublier, si ce n’est déjà fait.
Non. Elle n’est pas un poisson, c’est sa cuisine, son mas, l’absence a été longue, trop longue, mais, c’est sa femme, rien qu’à la regarder lui monte des souvenirs, des chaleurs, une envie, elle n’est pas une apparition, un rêve lointain, il pose sa la main sur la poignée, il n’y a pas de miracle, il faut baisser les yeux et entrer, sans plus attendre, comme on monte à l’assaut."