Couleur et surréalisme

Couleur et surréalisme

Utilisation des couleurs chez les auteurs surréalistes

Chez les surréalistes, l'écriture de la couleur se fait au travers d'associations de mots inédites, d'images inattendues. Il ne s'agit plus seulement de checher à qualifier, d'aider le lecteur à se représenter une teinte, mais de revendiquer une prise de liberté par rapport au réalisme, une liberté du Verbe visant à révéler une "réalité absolue" selon la formule d'André Breton. La couleur devient l'objet d'une interprétation suggestive, parfois d'une pure fantaisie.

Si le vocabulaire des couleurs, leur imaginaire sont utilisés par les surréalistes de façon dérangeante pour convoquer l'imaginaire, les couleurs et leur écriture renouvelée cherchent, plus classiquement, à matérialiser une émotion, un enjeu amoureux, une sensation qui dépasse la couleur. Et c'est par l'utilisation notamment de synesthésies, de textures, de mouvements que la couleur devient la manifestation de forces cachées notamment psychiques.

Les surréalistes revendiquent de trouver leur inspiration du côté de l’inconscient et des rêves, leurs textes témoignent aussi d'un travail des couleurs comme des éléments poétiques au sens de motifs rythmiques et sonores comme en témoigne  "Les fantastiques roses rousses de l’orage" de Paul Éluard

 

La couleur chez Paul Éluard (1895-1952)

Paul Éluard, écrivain à l'origine du surréalisme aux côtés d'André Breton, utilise les couleurs pour tisser des métaphores amoureuses et cosmiques. Couleurs vivantes, paradoxales, creusets de fusions incongrues, une utilisation que l'on peut relier à l'écriture de la couleur chez Michel Castanier qui parsème ses textes de couleurs mouvantes, changeantes selon les humeurs, couleurs charnelles et parfois même, toxiques.

- L'exemple le plus célèbre de Paul Éluard reste : "La terre est bleue comme une orange". Cette association en apparence absurde ajoute à la formule désormais classique de la planète bleue ( le bleu comme couleur dominante de la terre vue du ciel) l'imaginaire du fruit : rotondité qui s'offre, brillance et vivacité joyeuse de l'orange, imaginaire du jus et de la pulpe, de la saveur, relief de  la peau de l'agrume...  L'image, onirique, défie la perception réaliste, invite à une liberté imaginative qui enrichit la perception du globe terrestre, un effet fruité qui agit à l'inverse du "vert pomme, champignon vénéneux" de Michel Castanier où la couleur se recouvre d'une dimension hallucinogène et dangereuse.

Autres exemples d'expression de la couleur chez Paul Éluard :

- Couleurs pour évoquer l'aimée : 
« Tes yeux sont des soleils verts qui éclatent en pluie d’or sur mes paupières fermées. »  Capitale de la douleur (1926)
 « Ton corps est un ciel bleu où volent des oiseaux de lumière bleue plus bleue que le bleu. » L’Amour la poésie (1929)
 
- Dans "Le désert est une abeille", une couleur implicite, le jaune de l'insecte se fait couleur de sable implicite et s'associe à la vibration du vol de l'abeille pour créer une impression de vitalité paradoxale, de mouvement et de couleur.
Ces images, comme chez Michel Castanier, mêlent couleurs, mouvements, activités et textures ou phénomènes inattendus réactivant et renouvelant le pouvoir évocateur de la couleur.

 

La couleur chez André Breton (1896-1966)

Fondateur du surréalisme, André Breton intègre les couleurs dans des flux poétiques inspirés des rêves et de l’hypnose, flux souvent marqués par des contrastes intenses. Il use des métaphores comme des maquillages, des approches masquées de couleurs-personnages ou des forces actives et secrètes qui font écho aux descriptions de Michel Castanier dont les couleurs "coulissent", "dissolvent" comme des substances chimiques et peuvent être "brisées" comme du verre.

 - Dans le poème  "Le Trottoir de pelure d’orange", poème extrait du recueil Le Revolver à cheveux blancs (1932), Breton évoque "la poésie au fard rouge sur une mer toute brune.". L'on retrouve dans le titre le lien texture / couleur ainsi que l'idée de couleur par la forme avec cet usage insolite de pelure d'orange. Remarquons la personnification de la poésie "au fard rouge" et une façon de faire fonctionner la couleur par rapport aux autres couleurs : le rouge apparait sur un fond tout brun.

- Autre exemple : Dans le recueil  "Clair de terre" (1923), "l’aurore boule de neige des jardins nordiques" construit autour d'un moment particulier, quasiment boréal, un univers de couleurs, d'hiver et de géographie.
 
- Nadja (1928)  :« Les vitraux de la rue de la Huchette étaient d’un bleu si violent qu’ils semblaient saigner dans la nuit. » Breton humanise la couleur et  dramatise l'impression colorée qui se fait intensité et microfiction.

 

La couleur chez Louis Aragon (1897-1982)

Louis Aragon, écrivain surréaliste jusqu'à son adhésion au communisme, utilise les couleurs dans des descriptions urbaines oniriques. Les couleurs partcipent à l'atmosphère trouble des lieux et symbolisent le chaos moderne.  
- Exemple de cet usage de la couleur dans "Le Paysan de Paris" (1926). Aragon décrit des passages parisiens disparus avec des "lumières orangées comme des fruits pourris" ou des "bleus électriques de néons hallucinés" : fusion violente de couleurs artificielles et de matières organiques en décomposition que l'on peut rapprocher du "gris de plume arrachée" ou au "violet d’ecchymose boréale" de Michel Castanier.
 
- Les couleurs se font mouvements, de nouveau, la couleur dépasse la description pour devenir scène de couleur  : 
 « Les enseignes clignotaient en rouge acide, un rouge qui suintait comme une plaie ouverte sur le trottoir. »
 « Le bleu tombe en pluie lourde sur la ville, un bleu si dense qu’on le boit à grandes gorgées. » Le Mouvement perpétuel (1925)
 
 

La couleur chez Robert Desnos (1900-1945)

– Expression du sentiment amoureux par la couleur :
 « Tes lèvres : deux éclats de pourpre électrique qui crépitent dans le silence. » À la mystérieuse (1926)
« Ton regard : deux lames de lumière jaune soufre qui coupent l’ombre en tranches sanglantes. »
 « Tes cheveux : cascades de nuit violette où s’accrochent des lucioles orange. » Fortunes (1942)
 
– Couleur texture pour évoquer un état intérieur :
« Le ciel est un papier bleu déchiré par des étoiles en feu rouge. » Corps et biens (1930)  
 
– Couleur mouvement, couleur sonore :
« La mer crachait des vagues d’un vert phosphorescent qui grésillait comme du métal en fusion. » Calixto (1928)  :
« Le soleil se lève en boule de feu turquoise, éclaboussant les toits d’un rose électrique. » Domaine public (1953)  :

 

Quelques inventions colorées de Boris  Vian

Essentiellement des rencontres de mots  pour des teintes détonnantes :
mais  or bleu   -    argent sablé  -    cuivre rouge blanc    -     améthyste vert-noir     -    pourpre de Cassius    -    vert de vessie    -   bleu de chrome   -   fer bleu. 

Et puis  "L’or vert", qui  était déjà chez Eugène Fromentin ! 

 

La couleur chez d'autres auteurs proches ou héritiers du surréalisme

Ces auteurs ont en commun le refus de la description réaliste au profit d’associations libres et perturbantes qui privilégient le surgissement spontané.

La couleur chez Benjamin Péret

Benjamin Péret (1899-1959) est un poète français. Figure majeure du surréalisme aux côtés d'André Breton, engagé dans le mouvement dès 1921, il participa à ses revues, il fut également un trotskiste militant.

Poésie automatique, humour noir corrosif, imagerie érotique et onirique débridée, rejet de la logique rationnelle caractérisent son style dont l'ouvrage emblématique s'intitule  Le Passager du transatlantique (1921).
Deux exemples où l'on retrouve la dimension active, vivante de la couleur
–   « Les nuages rougissaient en hurlements orangés, crachant des éclairs violets sur la mer d’émeraude. » Le Gigot, sa vie et son œuvre (1934)
–   « Un bleu hurlant jaillit des fissures du mur, un bleu qui mord et qui saigne des éclairs. » De derrière les fagots (1934) 
 
Deux extraits courts de livre de Benjamin Péret. Son style se carctérise par l'idée de flux continu, non ponctué, répétitif, hypnotique et hallucinatoire avec quelques éléments de couleur :
 
- Soleil route usée pierres frémissantes Une lance d’orage frappe le monde gelé C’est le jour des liquides qui frisent des liquides aux oreilles de soupçon dont la présence se cache sous le mystère des triangles, mais voici que le monde cesse d’être gelé et que l’orage aux yeux de paon glisse sous lui comme un serpent qui dort sa queue dans son oreille parce que tout est noir les rues molles comme des gants les gares aux gestes de miroir les canaux dont les berges tentent vainement de saluer les nuages et le sable le sable qui est gelé comme une pompe et projette au loin ses tentacules d’araignée aux couleurs du jour qui se lève et les arbres aux feuilles de sang et de vin et les maisons aux portes de chair et de poisson et les fenêtres aux yeux de feu et les cheminées aux bouches de glace et les toits aux cheveux de flamme et les murs aux ongles de corail et les fondations aux dents de lait et les greniers aux cerveaux de miel et les caves aux cœurs de plomb et les jardins aux veines de lait et les fleurs aux lèvres de soufre et les fruits aux narines de poivre et les racines aux oreilles de sel et les branches aux doigts de sucre et les troncs aux langues de poil et les bourgeons aux cils de poix et les épines aux paupières de diamant et les ombres aux poumons de cuivre et les reflets aux reins de mercure et les échos aux testicules de zinc et les silences aux ovaires d’étain et les parfums aux ventres de verre et les couleurs aux sexes d’acier et les formes aux sexes de bois et les sons aux sexes de pierre et les odeurs aux sexes de chair et les goûts aux sexes de feu et les touches aux sexes de glace et les pensées aux sexes de vent et les rêves aux sexes de nuit et les souvenirs aux sexes de jour et les espoirs aux sexes de mort et les désirs aux sexes de vie.
 
- Près d’une maison de soleil et de cheveux blancs une forêt se découvre des facultés de tendresse et un esprit sceptique Où est le voyageur demande-t-elle Le voyageur forêt se demande de quoi demain sera fait Il est malade et nu Il demande des pastilles et on lui apporte des herbes folles Il est célèbre comme la mécanique Il demande son chien et c’est un assassin qui vient venger une offense La main de l’un est sur l’épaule de l’autre C’est ici qu’intervient l’angoisse une très belle femme en manteau de vison Est-elle nue sous son manteau Est-elle belle sous son manteau Est-elle voluptueuse sous son manteau Oui oui oui et oui Elle est tout ce que vous voudrez elle est le plaisir tout le plaisir l’unique plaisir celui que les enfants attendent au bord de la forêt celui que la forêt attend auprès de la maison de soleil et de cheveux blancs celui que la maison attend auprès de la forêt celui que le voyageur attend auprès de la forêt et de la maison celui que l’assassin attend auprès de la main sur l’épaule celui que la main attend auprès de l’épaule celui que l’épaule attend auprès de la main celui que l’angoisse attend auprès de la belle femme en manteau de vison celui que la belle femme attend auprès de l’angoisse celui que l’esprit sceptique attend auprès de la forêt et de la maison de soleil et de cheveux blancs. LES JEUNES FILLES TORTURÉES
 
 

 La couleur chez Philippe Soupault (1897-990)

On retrouve l'exploration du lien couleur et textures : 
– Les Dernières Nuits de Paris (1928) :« La lune était jaune citron, si jaune qu’elle coulait en filets gras sur les toits noirs. »
 

La couleur chez René Crevel (1900-1935)

Un développement qui bouscule la formule d'Éluard : 
"Le monde est bleu comme une orange / Mais la lune est rouge comme une tomate / Et les nuages sont des éléphants volants / Qui pleurent des larmes de mercure sur les toits de zinc."
 

La couleur chez Valentine Penrose (1899-1978)

Synesthésie et fantaisie !

"Dans la chambre aux murs verts de lichen  
Un oiseau sans plumes chante une mélodie de feu 
Ses yeux sont des perles noires qui absorbent la lumière
Et le lit se tord comme un serpent avalant sa queue dorée."
 
 

La couleur chez Georges Hugnet (1906-1974)

Microfiction en festival de couleurs :

"Les fleurs de papier poussent sur les trottoirs gris
Leurs pétales jaunes suintent un miel de sang rouge
Et les passants les cueillent pour en faire des boucliers
Contre la pluie qui tombe en éclats de verre bleu."
 

La couleur chez Marcel Lecomte (1900-1966)

Fantaisie poétique...
"La mer est un chat noir aux moustaches blanches
Qui lèche les vagues roses de l’aube
Et dans ses yeux verts flottent des îles de corail
Où les poissons dorment en rêvant de nuages." 
 

La couleur chez Paul Nougé (1898-1967)

Absurde et poésie :
"Sous le pont aux arches violettes
Un fleuve de vin blanc coule à rebours
Les poissons y nagent en costumes verts
Et les étoiles se noient comme des bulles rouges dans l’eau."
 

La couleur chez Joyce Mansour (1928-1986)

 
Des couleurs en aplats :
"Mon corps est un désert de sable rouge
Où poussent des cactus aux épines bleues
Et le vent y souffle des roses noires
Qui saignent du miel jaune sur ma peau."

 

 On peut conclure de ce trop bref panorama que, si comme l'on pouvait s'y attendre, les surréalistes expriment la couleur en multipliant les rencontres improbables de mots, ils ont également recours à des figures figures comme la synesthésie - notamment par des effets sonores, des personnifications, les couleurs animent leurs textes par de multiples pratiques stylistiques qui mettent les couleurs en mouvement.

 

 

 

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