Au fil des heures, des années de pratique, que ce soit en stage ou en atelier, j’ai peu à peu trouvé et développé une façon personnelle de préparer et d’animer mes ateliers. Je reprends ici encore, elle me parait tellement juste, la belle formule de Marcel Proust, "faire son son". Ainsi mon "son" s’est dessiné, car animer exige cela : trouver sa voix, sa manière de faire sonner les questions d'écriture et les envies d'écrire. Ma voie, je peux la résumer approximativement par la formule « d’ateliers créatifs et littéraires ». Cependant, cette double orientation ne se fait pas sans questionnements. Si l’atelier créatif cherche du côté de l’invention, de la liberté de créer, la notion « d’écriture littéraire » suggère des exigences et des critères, des procédés, des notions, des techniques.
Comment construire un atelier d’écriture qui intègre de façon harmonieuse ces deux dimensions -créative et littéraire- ? Il s'agit de ne pas trahir ni mon exigence de contenu ni mon refus de toute norme de style ou de forme, refus qui fonde, pour moi, l’atelier d’écriture ? Voici un texte de Roland Barthes qui a mis des mots sur l’intuition qui guide mon travail, je le reprends ici, car il me paraît exprimer, bien mieux je ne saurais le faire, les rapports complexes entre la littérature et sa technique :
« Car en somme si paradoxal que cela paraisse, nous ne possédons à peu près rien sur la technique littéraire. Lorsqu’un écrivain réfléchit sur son art (chose rare et abhorrée de la plupart) c’est pour nous dire comment il conçoit le monde, quels rapports il entretient avec lui, ce qu’est à ses yeux, l’homme ; bref, chacun va nous dire qu’il est réaliste, jamais comment. Or, la littérature n’est que moyen dépourvu, dépourvu de cause et de fin : c’est même sans doute ce qui la définit. Vous pourrez certes tenter une sociologie de l’institution littéraire ; mais l’acte d’écriture, vous ne pouvez le limiter ni à un pourquoi ni par un vers quoi . L’écrivain est comme un artisan qui fabriquerait sérieusement un objet compliqué sans savoir selon quel modèle ni à quel usage (...). Se demander pourquoi on écrit s’est déjà un progrès sur la bienheureuse inconscience des “inspirés” ; mais c’est un progrès désespéré, il n’y a pas de réponse. Mis à part la demande et le succès, qui sont des alibis empiriques bien plus que des mobiles véritables, l’acte littéraire est sans cause et sans fin parce que très précisément, il est privé de toute sanction : il se propose au monde sans que nulle praxis vienne le fonder ou le justifier : c’est un acte absolument intransitif, il ne modifie rien, rien ne le rassure.
Alors ? Eh bien, c’est là son paradoxe, cet acte s’épuise dans sa technique, il n’existe qu’à l’état de manière. À la vieille question stérile : pourquoi écrire ? Le Kafka de Marthe Robert substitue une question neuve : comment écrire ? Et ce comment épuise le pourquoi : tout d’un coup l’espace s’ouvre, une vérité apparaît. Cette vérité, cette réponse de Kafka ( à tous ceux qui veulent écrire) c’est celle-ci : l’être de la littérature n’est rien d’autre que sa technique. » Roland BARTHES, Essais critiques
Les rapports entre la littérature et sa technique sont donc paradoxaux, non balisés, rapports que je peux qualifier de non « rassurants », si je me permets d’appliquer à mes questionnements le qualificatif que R. Barthes utilise pour l’écriture elle-même. Ainsi, le « comment écrire » serait le nœud même de la littérature, sa « visée » qui, pourtant, s’exprime difficilement hors du texte : le « comment écrire » est toujours là et pourtant l’invoquer séparément de l’écriture, c’est remettre en cause des habitudes, des traditions, mais aussi prendre le risque de déformer, de simplifier, de figer et, peut être, de passer à côté de l’essentiel de l’écriture.
Dans mes ateliers que je souhaite « créatifs et littéraires », je m’impose d’articuler en permanence une dimension créative qui cherche du côté de l’inspiration, du mystère, du surgissement, de la liberté de l’imaginaire avec l’idée de littérature. Je ne souhaite pas renoncer à cet adjectif même si je sais combien le mot "littérature" est lourd de son poids d’institution,de sa dimension historique et des enseignements scolaires qui y sont attachés. Ce qui me fait mettre en avant l'idée du "littéraire", c'est ma conception, confirmée par mon expérience, de l’écriture comme une recherche, comme un « art » au sens d'un effort de maîtrise de l’écriture, d’un « style », comme un savoir-faire. Cette question recouvre celle de la relation entre création, liberté individuelle d’un côté et tradition artistique, technique de l’autre, elle fait partie des apories, de ses questions insolubles qui reviennent inexorablement dans le discours sur l’art.
Une autre aporie, plus savante, mais apparentée, est celle de la possibilité d’une définition de l’art ou de l’œuvre d’art. Quels en sont les critères distinctifs ? Si l'art est nouveauté, création, invention, mise en place de ce qui "inoui", comment disposer de caractères repérables dans l’œuvre ? En ce qui concerne la littérature, c'est ce que l’on nomme « la littérarité », c'est à dire les caractères distinctifs qui permettent de reconnaître un texte littéraire d'un texte non littéraire. Questionnements sans fin qui interroge également les zones de rencontre entre l'univers personnel d'un artiste et la possibilité de le juger en fonction de valeurs universelles.
Car c’est aussi la représentation de l’artiste qui est en jeu : génie inspiré ou expert ? Etre d’élection ou talent amplifié par la maîtrise de techniques complexes acquises après de longues années de travail ? Ce questionnement se retrouve également dans le type de lien possible entre l’art et le monde réel : entre l’art comme création d’un monde ou l’art comme « mimesis » c'est-à-dire représentation, imitation de la réalité, dans ce que cherche l’art. L’expression irrépressible d’un besoin de créer se conjugue avec la capacité à provoquer chez l’autre une nouvelle vision, une perception élargie. L’art est une quête personnelle, c’est aussi la recherche d’une forme de communication.
L’art, dans sa réalité pratique et concrète n’entre pas dans des catégories binaires, une image plus juste est celle d’un creuset dans lequel ce type de forces imbriquées, seraient « à l’œuvre » : besoin, désir, communication... Dans certaines formes de l’art contemporain, que l’on pense à l’art brut, au Ready-Made ou à certaines installations contemporaines, l’art devient liberté individuelle absolue ou, au contraire, fonction, pratique, convention, il s’affirme comme un « art sans qualités ». Je vous renvoie ici à l’ouvrage « L’art sans qualité » de Jean-Pierre COMETTI, théoricien que j’ai eu comme professeur d’esthétique à l’université d’Aix-en-Provence, mais dont je me sens très loin - et même de plus en plus loin - de par ma pratique des ateliers et mon travail d’auteur.
Une partie de la création contemporaine disqualifie la question du savoir-faire, de la technique et parfois de toute filiation historique. Pourtant, ce type d’interrogation persiste dans les commentaires du grand public comme de la critique ou avec, par exemple, la réintroduction de cours de technique dans les Écoles des Beaux-Arts. S’agit-il des dernières manifestations d’une façon réactionnaire de penser l’art ou de l’aveu d’un nécessaire apprentissage de la technique pour devenir un artiste accompli ?
Cette grande liberté offerte à l’art par la modernité a incontestablement permis la diversification des formes et des propositions en matière artistique qui, chacune, répondent diversement à ces questions. Les ateliers d’écriture se font naturellement l’écho de ces positionnements. Dans ce foisonnement des formes artistiques et des types d’ateliers d’écriture, choisir d’animer un atelier d’écriture créative et littéraire ne va donc pas sans présupposés concernant l’écriture comme pratique artistique et la littérature comme cadre de cette écriture. Je vais donc préciser dans une série d’articles ce qu’implique cette double dimension créative et littéraire quant aux objectifs et aux moyens des ateliers, d’en repérer les enjeux, mais aussi les risques, les limites et la vigilance particulière qu’ils recouvrent.