Clichés, combattre ou négocier ? 

Clichés et écriture

Clichés, combattre ou négocier ? 

« Laisser venir les images, les premières qui se présentent à l’esprit ne sont pas nécessairement les plus simples, ni les plus naturelles, ni les plus justes ; au contraire ce sont plutôt, les images toutes faites, celles qui flottent, toujours disponibles, celles des autres. » Philippe Jaccottet

Un sujet important ! Nécessaire à une prise de conscience de ce que l’on écrit, mais aussi de comment l’on a envie d’écrire. Écriture proche de l’oral, facile à lire ? Ou écriture plus personnelle, plus « travaillée », plus littéraire ? Le choix vous appartient, encore faut-il comprendre sur quoi cela se joue, la question de ce que l’on appelle « les clichés » est ici essentielle. Car le cliché ne peut pas être examiné - et comme c'est souvent le cas - condamné en dehors du texte qui l'accueille, c'est un élément d'un ensemble, un élément parmi d'autres dont on ne peut faire le procès sans tenir compte du projet de l'auteur, du public auquel il s'adresse, de la situation sociale des personnages dont il est question, du rapport du texte avec le réel... autant d'aspects qui permettent au texte de fonctionner comme totalité et qui participent à la réflexion sur les clichés sous peine de tomber dans un manichéisme simpliste et contreproductif.

Comment repérer un cliché ?

Un cliché est un groupe de mots, une association de mots que l’on trouve comme « toute faite » dans le langage courant ou dans le langage littéraire.

Nous nous centrerons dans ce qui suit sur le cliché dit "littéraire", celui qui se veut le signe du "bien écrit" ou tout au moins du texte littéraire. Il existe dans la langue une grande quantité d'expressions "toutes faites", de locutions, de métaphores souvent savoureuses qui ont un rôle social évident et qui n'ont pas à répondre de ce que l'on attend d'un texte littéraire. 

Le cliché littéraire se différencie du stéréotype - auquel nous ne nous intéresserons pas ici - parfois aussi appelé lieu commun ou poncif, qui est un élément du texte - on le trouve aussi dans une pensée, une conversation, un essai, un article de journal...-  qui met en place une idée, un type, une situation, un personnage universellement connu et déjà abondamment utilisé. Le mot cliché est donc habituellement réservé à un élément de style, un élément de langage et celui de stéréotype désigne une idée préconçue, une façon de penser sans originalité. Même si ces termes sont souvent employés comme des synonymes, il me semble nécessaire de s'en tenir à des acceptions précises.

On trouve aussi l'expression de "tics d'écriture", j'y vois quelque chose de plus large, un ensemble d'habitudes: certes l'emploi d'un vocabulaire et de certaines expressions, mais cela peut  aussi se manifester par des façons de tourner ses phrases, de terminer un texte, d'organiser la page, de ponctuer, de rythmer le texte...

 

Quels sont les reproches faits au cliché ?

L'expression apparait aux alentours de 1870 et devient une question littéraire centrale vers 1900 prenant son sens de faute stylistique impardonnable. Elle concerne alors, et c'est encore le cas, la dénonciation de certains appareillements de substantifs et d'adjectifs épithètes : vaste ciel, mur croulant, amère certitude... Il est intéressant de noter que ce premier épisode de ce que l'on peut appeler la guerre du cliché se produit au moment où se multiplient les romans écrits au présent (marquant ainsi le rejet de l’imparfait et du passé simple comme trop marqués d'une empreinte littéraire) et de la méfiance envers l’adjectif qui connaît son apogée vers 1920 (et qui perdure dans les livres de recettes sur l'écriture dont elle est l'un des piliers : pas trop d'adjectifs). L'on reconnait ici le lien entre chasse aux clichés et recherche d'une écriture claire et sobre, les caractéristiques de la langue prônée par exemple par André Gide. Cet idéal de clarté s'explique notamment par le rejet des styles qui l'ont précédé : symbolisme, écriture dite "artiste" et style dit décadent. Je reviendrai sur ces différentes approches stylistiques et leurs particularités.

Plus largement, on peut y voir un refus du "langage formulaire" qui a traversé l'histoire de la littérature depuis Homère et ses formules « l’aube aux doigts de rose » ou « Ulysse aux mille ruses », en passant par la littérature médiévale. Ces pratiques littéraires débitrices de la récitation orale utilisaient ce type d'expressions comme des instruments mnémotechniques qui servaient également d’ornements stylistiques. 

Le cliché, c’est le prévisible.

Pour Roland Barthes : « c’est le mot répété, hors de toute magie de tout enthousiasme, comme s’il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient était à chaque fois adéquat pour des raisons différentes, comme si imiter pouvait ne plus être senti comme une imitation : mot sans-gêne qui prétend à la consistance et ignore sa propre inconsistance. »

On peut retenir l' idée d’une image indépendante du contexte, une image fourre-tout et imprécise.

Cette association entre plusieurs mots s’affiche comme naturelle, une liaison qui « va de soi », quasi automatique. C'est donc le contraire de la recherche du partage d'une sensation, d'une vision particulière qui est celle de la littérature. En effet, le principal reproche qui est fait au cliché est d’abord, la banalité de l’expression, d’être déjà vu, mais aussi d’être usé, cette association de mots, cette image, c'est "toute une histoire" dont on peut imaginer les étapes : le moment de la nouveauté puis la répétition, la banalité, l’usure. L’image qui était concrète lorsqu'elle était inédite a disparu et devient abstraite. À ce stade, le cliché a perdu toute référence à la réalité, il se confond avec son sens second, puis il peut finir par disparaître, car trop éculé. Exemple : dans les îles paradisiaques, le paradis s'est effacé, ne reste que l'idée touristique de la plage lointaine et des palmiers.

Roland Barthes oppose au cliché la fraîcheur d’une expression, mais aussi l’idée de respiration. Pourquoi cette idée de respiration ? Le cliché est une fausse présence, celui qui l’utilise, n’est pas physiquement dans ses mots, il écrit avec des mots collectifs, mais ne partage rien dans son corps de l’expérience sensorielle ou de l’idée que contient cette image. Il y a bien une intention de dire mais, en même temps, une façon de glisser sur ce que l’on souhaite partager sans se l’approprier physiquement et mentalement. Au lieu de se déployer, le texte se solidifie, le souffle coupé, dans un simulacre d’explication.

Un auteur audacieux réalise une trouvaille poétique (qui peut d’ailleurs être condamnée par les juges du bon goût de son époque), puis la qualité littéraire de cette trouvaille est reconnue et devient une référence (elle est imitée par des auteurs de moindre rayonnement), puis le mot, ou l’expression, devient un élément attendu, convenu de l’expression littéraire, avant de finir déclassé, ʺringardʺ, au mieux sauvé par une récupération ironique qui pour un temps lui redonne une apparence de jeunesse.’ Theodore Levitt 

Le cliché littéraire est donc une figure, une trouvaille de style qui s’est « fossilisée » à force d’être répétée. Elle n’est plus qu’une fausse élégance, une fausse fantaisie, un ornement du discours par une expression toute faite, quelque chose de vide à force d'être rebattu.

 

Qu’est-ce qui est reproché à l’écrivain qui utilise des clichés ?

Voici ce que dit Paul Valéry :

« Le mauvais écrivain n’est satisfait que par l’arrivée du mot que tout le monde eût attendu, et qui est toujours vague, impersonnel. Il n’est pas content jusqu’à ce qu’il ait trouvé, non le mot propre, le mot sien, mais le mot insensible. Un autre écrivain trouve vite le mot banal, et ensuite le traduit. Il cherche un équivalent moins fréquent. »

Si l’on attend d’un écrivain qu’il ne se contente pas de rapporter un contenu, mais qu’il cherche une façon originale de raconter, de rendre visible et sensible ce qu’il veut communiquer, le cliché n’a pas de place dans un texte littéraire. Un écrivain se signale par un travail d’écriture, des mots, de la construction du texte, des phrases et donc aussi des images et des associations de mots qu’il emploie.

Cette façon travaillée d’écrire ne doit pas seulement chercher à être claire, transparente pour être un objet parfait de communication, elle doit être personnelle ce qui exige la création de formulations nouvelles, une invention et une touche particulière, une cohérence dans la forme de cette invention langagière : nous disposons d'un mot pour résumer tout cela, c’est ce que l’on appelle un style.

L’écrivain qui utilise des clichés cède à une facilité, une « paresse littéraire » puisqu’il ne se donne pas la peine de reformuler ce qu’il veut communiquer. Les mots sont répétés sans réfléchir : « Unité lexicalement remplie et figée, figure usée qui est toujours ressentie comme un emprunt, le cliché donne à voir le discours de l’Autre : une parole diffuse et anonyme" explique Roland Barthes. 

On peut retenir, à contrario de la répétition du cliché, l'idée de l'écrivain traducteur que propose Valéry. L'écrivain est un intermédiaire actif qui opère grâce à son travail sur la langue.

L’art considéré comme une activité de création s’accompagne d’une condamnation globale de tout ce qui peut être considéré comme préconçu, comme du préfabriqué. Toute interrogation sur le cliché amène la question complexe de la « valeur littéraire ».

 

Quel est l’effet produit par le cliché ?

On peur reprocher au cliché de stopper le mouvement de l’imagination par son caractère superficiel. Il a quelque chose de mort et de froid, ce que dégage une image qui, comme on la vu, finit par devenir abstraite à force d’être usée.

Mais il produit aussi un effet de reconnaissance, d’évidence qui en assure définitivement le succès dans certaines formes d’écriture et, de façon diffuse, dans la quasi totalité des styles. Même pour le cliché littéraire, il existe une dimension sociale, il fait partie des "codes "sociaux" à la manière des éléments de langage que l'on peut écrire comme l'on échangerait dans une conversation. Ainsi une "femme usée", une "belle journée", "un merveilleux jardin" peuvent produire une impression de familiarité, de connivence. Le cliché peut donc servir à faire entrer le lecteur dans le texte et favorise l'empathie pour ses personnages.

 

Quelle place pour le cliché?   

On entrevoit ici la complexité du travail littéraire sur les clichés. Leurs formes sont multiples (suivre ce lien pour lire différents exemples) et leur degré de "fraicheur" apprécié différemment selon les auteurs et les lecteurs.

Car, chaque lecteur, en fonction de ses goûts, de sa culture place différemment son exigence en matière de style, au sens de recherche, capacité à rendre vivant, originalité, création, c’est ce qui s’appelle « l’horizon d’attente » propre à chaque lecteur.

La place ou le rejet du cliché et des expressions considérées comme des clichés vont en dépendre.

Cette exigence s’opère à des niveaux différents selon les genres littéraires. L’axe suivant représente l'étalement de l'exigence littéraire de la « non-littérature » dans laquelle seul - ou quasiment - le contenu et son caractère compréhensible compte jusqu’à la recherche poétique la plus exigeante dans laquelle la forme devient quasiment le seul objet de recherche.

     99 % de contenu                                                                                                                                                                                                                      99 % de forme                                                                         〈________________________________________________________________________________________________________________________________________〉

 1 % de forme                                                                                                                                                                                                                            1% de contenu       

 Absence de style propre                                                                                                                                                                                     Langage absolument original

 Journalisme         Roman « de gare »                 Roman, nouvelles                         Roman poétique                       Poésie                                                 Poésie formelle

                                                                                                                                             

 

Est-il toujours identifiable ?

La frontière entre l’image intéressante et le fait de style ressassé est mouvante. Elle dépend de l’appréciation de celui qui écrit et de celui qui lit le texte, elle est relative à un public et à une époque.

L’analyse des clichés doit se faire en fonction de leur contexte. Ainsi chez Balzac, dans Eugénie Grandet, la mère est dite « jaune comme un coing », mais tout un contexte de province, de couleur, de façon de parler donne aux clichés balzaciens une sorte de justesse qu’aucune expression plus originale ou plus recherchée n’aurait pu permettre.

Peut-on, doit-on, toujours l’éviter ?

« Le style de Mallarmé doit précisément son obscurité, parfois réelle, à l’absence quasi totale de clichés, de ces petites phrases ou locutions ou mots accouplés que tout le monde comprend dans un sens abstrait, c’est-à-dire unique. » Rémy de Gourmond, Esthétique de la langue française.

L’éliminer totalement est impossible, car un tel purisme n’aurait pas vraiment de limite et conduirait à la recherche d’un style impropre à la communication. Il est impossible de sortir totalement du « déjà dit ». La hantise du cliché risque de conduire à le retrouver partout !

Il ne faut pas s’engager dans une chasse aux sorcières, mais la vigilance reste un moyen de résister à l’automatisation et la mécanisation du langage et des relations humaines qui est parfois de mise dans la "production culturelle" contemporaine.

Il faut choisir en toute connaissance de cause (encore un élément de langage tout fait !) à quel niveau vous décidez de placer vos exigences en matière d’originalité et d’utilisation du déjà-dit et tenir compte de la place de telle ou elle expression en fonction de la globalité de votre texte.

Il ne s'agit donc pas de stigmatiser systématiquement ceux qui utilisent desclichés, puisqu’ils sont inévitables, mais de rendre sensible à l’omniprésence des clichés et à ce qui se cache derrière ces procédés commodes.

Finalement, il s’agit de choisir et de retravailler ses clichés !

En éliminer, en garder certains, en rajeunir d’autres : dans la page d'exemples, je vous propose des pistes pour sélectionner et retravailler les clichés.

Pour lire un article sur les clichés balzaciens:      https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1977_num_25_1_1137 

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