« Le parfum est la tentation de ce qui n’est pas vu. » Pascal Quignard. Vies secrètes
Ecrire les odeurs
L’odorat, sens le plus méconnu, provoque des sensations souvent subtiles, parfois violentes. Sens ambigu, il partage avec la vue et l’ouïe, la notion de distance et pourtant semble intuitivement proche de ceux du contact (le goût et le toucher). Sens animal, primitif, rebelle à l’abstraction, plus encore que l’ouïe, il nous prive de liberté, s’imposant à nous, bon gré mal gré, car il nait d’un signal transmis directement au cerveau par un ensemble de molécules flottant dans l’air que nous respirons via les récepteurs olfactifs. On y rattache des références, des souvenirs, c’est un lien fort avec ce qui nous entoure : ne dit-on pas de quelqu’un « qu’on ne peut pas le sentir », que quelqu’un est « puant », que l’on est (ou pas) « au parfum des choses » ?
Étrangères à la recherche de clarté et à la primauté de l’intellect qui caractérise le XVIIIe, tentatrices, ou diaboliques pour le christianisme, c’est avec le romantisme et surtout le naturalisme du XIXe que les odeurs déferlent dans la prose et dans la poésie. La plupart des exemples que je propose dans ce blog exemples que je propose dans ce blog seront donc pris chez des écrivains de cette époque. Parfums séducteurs, fragrances sensuelles, effluves sacrés, fumets épicés, remugles stridents, puanteurs insoutenables, exhalaisons putrides font, surtout à partir de 1850, une entrée tapageuse dans la littérature française.
La littérature contemporaine, qui correspond en cela à notre expérience quotidienne, se tourne bien souvent vers le visuel, vers les images, elle se donne souvent comme un instantané, presque photographique. Cependant, sur un autre versant, la redécouverte des vertus extraordinaires, magiques, mortifères ou thérapeutiques jadis attribuées aux odeurs et aux parfums constitue également une source abondante d’inspiration pour les auteurs contemporains. Le besoin de « nature », la recherche de sensualité, l’intérêt pour ce qui touche au corps ramènent de nombreux auteurs vers les sensations olfactives qui passent pour être plus proches de l’animalité (de l’authenticité ?) que ce qui relève du visuel, qu’ils revisitent en leur attribuant un rôle dramatique ou introspectif.
Raconter les sensations avec les mots
Le langage, qui vise à la généralisation et à l’abstraction, est malhabile quand il s’agit de restituer le contenu des sensations dans leur finesse et leur diversité. La difficulté de leur traduction en mots contraste cruellement avec le sentiment d’évidence que donne leur expérience. Décrire la nuance d’une couleur, la spécificité d’un son, le goût exact d’un fruit ou le contact d’une matière sous la main est l’une des choses les plus difficiles pour l’écriture, celle des odeurs, étant plus difficile encore. Le parfum nous laisse impuissants à sortir du solipsisme originaire de la subjectivité et des sens.
Une partie de la gageure réside dans la subjectivité de la sensation. Le langage se fonde sur une communauté de perception. En admettant que l’écrivain puisse se remémorer une sensation et trouve, par les mots, le moyen de la traduire, comment peut-il être certain que cette sensation parvienne intacte à la sensibilité du lecteur?
Cette difficulté à évoquer une odeur quelconque se voit encore renforcée lorsqu’il s’agit d’une odeur très personnelle : faire sentir l’odeur d’une maison d’autrefois, d’un lieu précis ou d’une personne aimée est particulièrement difficile. « Rendre » au sens de partager une sensation olfactive, par des mots semble purement et simplemen impossible, pourtant de nombreux textes tentent de relever ce défi..
Des mots en guise de parfum…
La première difficulté tient à la relative pauvreté du vocabulaire concernant l’odorat parfois nommé le « sens sans paroles ».
Commençons par faire la liste des termes à notre disposition strictement réservés à la description des odeurs à l’exclusion de ceux qui sont utilisés par extension :
- Substantifs : arôme et fumet (qui sont aussi des données gustatives), odeur, parfum, senteur, fragrance, miasme, exhalaison, effluve, remugle, relent, puanteur, pestilence, émanation, haleine…
- Verbes : fleurer, sentir, exhaler, embaumer, puer, humer, respirer…
- Peu d’adjectifs olfactifs au sens strict : nauséabond, pestilentiel.
- Rance, méphitique (qui sent mauvais et est toxique), balsamique, relient la mauvaise odeur à son mauvais goût ou sa toxicité.
On peut également remarquer que le mot « parfum » désigne à la fois l’odeur que l’on sent et le corps qui la fournit : ainsi certains noms comme le benjoin, la myrrhe, l’ambre désignent à la fois des substances et les parfums qu’elles exhalent. L’insuffisance du langage contribue à faire de l’évocation d’une odeur dans la littérature une gageure. C’est elle que nous allons relever avec les deux prochaines propositions.
Et puis, il y a les mots qui évoquent la survenance de l’odeur : le bouquet d’odeurs (un terme très utilisé dans le domaine du vin) et les images qui, empruntées à d’autres sens, d’autres domaines, permettent de saisir quelque chose de cette manière particulière de nous envahir :, la présence, la ronde, la vague, nous avons déjà rencontré l’effluve. On peut rencontrer un fouilli d'odeur, un trait, une note et même une symphonie de parfums et d'odeurs !
On peut également remarquer que le mot « parfum » désigne à la fois l’odeur que l’on sent et le corps qui la fournit : ainsi certains noms comme le benjoin, la myrrhe, l’ambre désignent à la fois des substances et les parfums qu’elles exhalent. Cela contribue à faire de l’évocation d’une odeur dans la littérature une gageure.
Une autre difficulté réside dans la subjectivité de la sensation. Le langage se fonde sur une communauté de perception. En admettant que l’écrivain puisse se remémorer une sensation et trouve, par les mots, le moyen de la traduire, comment peut-il être certain que cette sensation puisse parvenir intacte à la sensibilité du lecteur ?
Cette difficulté à évoquer une odeur quelconque se voit encore renforcée lorsqu’il s’agit d’une odeur très personnelle : faire sentir l’odeur d’une maison d’autrefois, d’un lieu précis ou d’une personne aimée est particulièrement difficile.
« Rendre » purement et simplement une odeur par les mots est donc presque impossible, pourtant d’innombrables textes relèvent ce défi : peut-on écrire sans odeur et sans parfum ?
D’autres vocabulaires sont disponibles : ceux des domaines où les « nez » sont considérés comme des artistes !
Termes utilisés dans la parfumerie
- Personnalisation et aspect actif : Acerbe, Agressif, Chaste, Austère, Brutal, Délicat, Discret, Féminin, Expansif, Généreux, Indifférent, Irrésistible, Insidieux, Masculin, Mauvais, Mielleux, Passionné, Romantique, Séduisant, Sensuel, Sobre, Sourd, Subtil, Tendre, Triomphant, Triste, Vigoureux, Violent, Voluptueux, Viril.
- Lien avec l’animalité : Fauve, Faisandé, Racé.
- Par l’effet produit : Acre (qui a quelque chose de piquant et d’irritant), Attirant, Capiteux, Caressant, Enveloppant, Ecœurant, Entêtant, Exaltant, Exaspérant, Irritant, Pénétrant, Piquant, Rafraichissant, Stimulant, Suffocant, Tonique, Troublant, Vivifiant.
- Dimension sociale : Classe, De haute couture, Distingué, Elégant, Luxueux, Noble, Moderne, Ordinaire, Raffiné, Somptueux, Sophistiqué, Rare.
- Aspect visuel : Clair, Eclatant, Gris, Pétillant, Sombre.
- Aspect temporel et mouvement : Instable, Discontinu, Fugace, Inédit, Montant, Persistant, Printanier, Tenace, Vibrant.
- Mots communs avec le vocabulaire gustatif : Aigre, Corsé, Crémeux, Epicé, Acide, Acre, Exquis, Fade, Amer, Fondant, Fondu, Insipide, Onctueux, Pimenté, Sucré, Vanillé.
- Géographique : Exotique, Oriental.
- Lié à une matière, un objet : Aérien, Alambiqué, Ambré, Ambrosiaque, Ammoniacal, Ardent (qui est en feu ) Boisé, Camphré, Chimique, Ethéré, Poudré, Pharmaceutique, Sulfureux, Vaporeux, Velouté.
- Vocabulaire musical et sonore : Discordant, Harmonieux, Inouï, Suave (d’une douceur exquise).
Geste : Fouillé, Heurté, Insaisissable.
- Aspect matériel forme, poids : Aigu, Fin, Homogène, Léger, Lourd, Pointu, Rêche.
- Vocabulaire très général qui s’applique à de très nombreux domaines : Doux, Dur, Faible, Fort, Frais, Froid, Indéfini, Intense, Mou, Mystérieux, Net, Original, Profond, Puissant, Riche, Sec, Singulier, Tiède…
Autre vocabulaire du nez : ce que son odeur révèle d’un vin
Il existe en ce domaine huit familles d’odeurs.
1- animale : cuir, fourrure, musc, civette, gibier…
Faisandé : animale, rappelant celle du faisan.
Fauve : animale forte, puissante et désagréable.
Foxé : rappelant le renard.
Musqué : évoquant le musc, odeur animale (musc, venaison, gibier…).
Venaison : rappelle la chair de gibier.
2- balsamique : odeurs de parfumerie, santal, encens, résine de pin, cèdre, chêne neuf, vanille…
3- épicée : rappelle les épices (cannelle, vanille…), garrigue, laurier, poivre, thym…
Fumé : évoque les produits alimentaires fumés.
4- florale : rappelle le parfum des fleurs (rose, violette, acacia, violette, pivoine…)
5- fruitée :rappelle celle du fruit mûr : framboise, griotte, ananas, pomme, pamplemousse…
6- minérale : odeur qui se rattache au sol et à ce qu’il contient (silex, pierre à fusil…)
Pierre à fusil : rappelant la poudre de silex venant de produire une étincelle.
7- torréfiée (torréfaction) Brûlé : lié à la torréfaction, au caramel, au bois brûlé.
Mais aussi café, cacao, pain grillé…
8- végétale : Lié au monde végétal : poivron vert, menthe verte, fougère, humus, sous-bois…
Boisé : évoque le bois (résine, réglisse, cèdre…)
Garrigue : assortiment d’odeurs originaires du sud de la France comprenant des formations. végétales, buissonnantes des régions méditerranéennes (chêne kermès, genévrier, arbousier…), des plantes herbacées (lavande, thym, ciste, romarin, myrte, etc.).
Herbacé : goût d’herbe, péjoratif. Ne pas confondre avec les arômes d’herbes fines ou de garrigue.
Rôti : goût de rôti, surmaturité, odeurs de fruits confits, de miel et d’écorces d’oranges.
Quelques termes très imagés empruntés également au domaine du vin :
Austère. Bouchonné. Bourru : troublé par la lie. Délicat : agréables, fins et suaves.
Épanoui : parvenu à sa plénitude, au maximum de ses qualités. Éventé : qui a perdu son bouquet.
Fin, finesse : caractère élégant et délicat des arômes. Grossier : sans qualité.
Moisi : rappelant les moisissures. Piqué : vinaigré. Plat : sans bouquet. Pourri : plus que moisi.
Sévère : dur, sans bouquet. Typé : marqué, correspond à ce qu’il devrait être selon son origine.
Il est intéressant de remarquer comment le vocabulaire des odeurs dans le domaine du vin et des parfums va chercher du côté des métaphores et opère par glissements vers d’autres domaines, mais aussi en utilisant la personnification.
L’odeur a un caractère, un comportement, une influence, ses mots sont ceux que l’on utiliserait pour faire le portrait d’un personnage. Cet usage montre la validité et le pouvoir expressif des figures de style littéraires (voir si cela vous intéresse sur mon blog :) pour pallier les manques de vocabulaire et en particulier de la comparaison et de la métaphore.
Si l’on prend le temps d’examiner ce vocabulaire, il semble que les définitions et les domaines d’application (gustatif ou olfactif par exemple) de certains termes soient un peu flous : « âcre » en est un bon exemple. Le mot n’est plus une façon de distinguer clairement, son usage a quelque chose d’impressionniste : un « fumet » vague colore l’odeur par une note agréable ou désagréable, un peu comme si, pris par l’odeur, on se résignait, impuissant à ne disposer que d’une désignation vague.
Je me suis souvent demandé quelle est la part de l’imagination dans la définition d’un parfum, et les industriels de la parfumerie d’aujourd’hui ont dû se poser la même question à en juger par l’habillage, le flaconnage dont ils parent leurs produits et les étiquettes suggestives, je dirai même mallarméennes, dont ils les nomment. Blaise Cendrars, L’homme foudroyé.
Odeur, émotions, souvenirs…
« Toute odeur est fée. » Huysmans, A Rebours.
L’olfaction est directement « branchée » sur le cerveau limbique, le cerveau émotionnel (un groupe de structures de l’encéphale qui jouent un rôle très important dans le comportement et, en particulier, dans certaines émotions comme l’agressivité, la peur, le plaisir ainsi que la formation de la mémoire). Cette caractéristique physiologique expliquerait donc à la fois le mutisme de ce sens et l’impact émotionnel très fort des odeurs. En effet, toute odeur en traversant le système limbique s’habille d’émotion et perd instantanément la neutralité du message sensoriel premier. Elle est indissociable de l’objet et d’une appréciation, agréable, on l’aime ou désagréable, l’on s’en détourne.
Ce rapport particulier au langage interdit la notion d’idée pure, universelle, d’odeur. Toute senteur, une fois perçue et mémorisée, est associée
soit à une image mentale : une pomme « sent… la pomme »
soit à une expérience comparable : « ça sent le brûlé » par exemple.
L’odeur réussit donc ce paradoxe d’être à la fois indissociable de l’expérience donc du corps et étroitement liée à la cognition, puisqu’elle ne peut être réactivée qu’au travers des mécanismes de la pensée, par des associations, des souvenirs, de ce que l’on pourrait résumer par « le vécu ». Toute odeur est donc affaire de vécu, de références personnelles (on pourrait dire, pour utiliser un mot à la mode, de « ressenti »).
Les odeurs nous parlent, mais en dehors des mots par la mémoire du corps. Ainsi, par leur capacité à convoquer des pensées, des images, elles nous font voyager.
"Le passé a plus de parfum qu’un bosquet de lilas en fleurs". Proverbe chinois.
Voic un bel exemple de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules :
L’odeur des pommes
"On entre dans la cave. Tout de suite, c’est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies - des cageots renversés. On n’y pensait pas. On n’avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l’âme. Mais rien à faire. L’odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ? Les fruits ratatinés doivent être délicieux, de cette fausse sécheresse où la saveur confite semble s’être insinuée dans chaque ride. Mais on n’a pas envie de les manger. Surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l’odeur. Dire que ça sent bon, que ça sent fort ? Mais non. C’est au-delà… Une odeur intérieure, l’odeur d’un meilleur soi. Il y a l’automne de l’école enfermé là. À l’encre violette on griffe le papier de pleins, de déliés. La pluie bat les carreaux, la soirée sera longue… Mais le parfum des pommes est plus que du passé. On pense à autrefois à cause de l’ampleur et de l’intensité, d’un souvenir de cave salpêtrée, de grenier sombre. Mais c’est à vivre là, à tenir là, debout. On a derrière soi les herbes hautes et la mouillure du verger. Devant, c’est comme un souffle chaud qui se donne dans l’ombre. L’odeur a pris tous les bruns, tous les rouges, avec un peu d’acide vert. L’odeur a distillé la douceur de la peau, son infime rugosité. Les lèvres sèches, on sait déjà que cette soif n’est pas à étancher. Rien ne se passerait à mordre une chair blanche. II faudrait devenir octobre, terre battue, voussure de la cave, pluie, attente. L’odeur des pommes est douloureuse. C’est celle d’une vie plus forte, d’une lenteur qu’on ne mérite plus."
Remarquons que ce texte est construit comme une rencontre, la rencontre avec l’odeur de pomme et sa « déferlante » se produisent dans un lieu particulier, la cave, cadre qui tient le texte et permet le développement de tout un imaginaire associé à l’odeur et puis son élargissement à l’émotion, à la vie. Pour cela, Philippe Delerm multiplie les approches : le goût, le parfum, le souvenir, les périodes de la vie, l’âcre et le sucré, les couleurs de l’odeur…
Tout cela couronné à la fin par la création d’associations et d’images originales : « L’odeur des pommes est douloureuse.», « L’odeur a distillé la douceur de la peau, son infime rugosité ». La réussite du texte de Phlippe Delerm est là, il explore une odeur comme un monde, il nous fait entrer dans le monde d’une odeur !
Lien pour lire d'autres exemples de textes qui mettent les odeurs au centre.
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