Épiphanie, définition et exemples
"L’action est une épiphanie de l’être." Jacques Maritain, L’Humanisme Intégral,1936.
Fête chrétienne appelée aussi Jour des Rois, l’épiphanie célèbre la manifestation de Dieu aux rois mages. Le mot, d’origine grecque, évoque en effet la manifestation d’une réalité cachée, une révélation, une apparition.
C’est cette dimension non religieuse de révélation qui explique que l’écrivain irlandais James Joyce (1882-1941) ait choisi cet intitulé pour une technique narrative qui met en avant « une manifestation spirituelle inattendue ».
Plus largement, l’épiphanie est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose.
Le terme peut être utilisé dans un sens philosophique ou littéral pour signifier qu’une personne a « trouvé la dernière pièce du puzzle et voit maintenant la chose dans son intégralité », ou vit une nouvelle information ou expérience, souvent insignifiante en elle-même, mais qui produit une illumination fondamentale.
Pour Joyce, l’écrivain doit se nourrir de ces moments privilégiés, sources d’inspiration qu’il doit transformer en mots et ainsi permettre au langage de transcender le réel.
Voici un exemple extrait de sa nouvelle « The Dead » (« Les morts »). Une femme, Gretta, avoue à son mari Gabriel Conroy qu’elle a vécu une passion intense avec un garçon, Michael Furey, pendant leur jeunesse. Cette confession, provoque chez Gabriel une « manifestation spirituelle inattendue », qui lui fait percevoir tout à coup la médiocrité de sa propre existence et le rôle pathétique qu’il a joué au fil du temps dans la vie de sa femme.
"Cependant qu’il [Gabriel] s’était entretenu des souvenirs de leur vie secrète à deux, souvenirs pleins de tendresse, de joie et de désir, elle [Gretta] le comparait à un autre [Michael Furey]. Il fut envahi par une conscience honteuse de lui-même. Il se vit une figure ridicule, agissant comme un polisson pour ses tantes, un sentimental nerveux, bien intentionné, tenant des discours à des gens vulgaires et idéalisant sa propre convoitise clownesque — un gars pitoyable et stupide, qu’il avait entrevu en passant devant la glace."
Vous pouvez lire l'intégralité de cette nouvelle ainsi que les autres nouvelles du recueil "Les gens de Dublin" en suivant ce lien.
L’usage du mot épiphanie s’est peu à peu étendu à "tout passage descriptif dans lequel la réalité extérieure est dotée pour l’observateur, d’une manière de signification transcendantale. (Au sens de “qui dépasse l’expérience sensible") ". David Lodge
Ce type de découverte d’une signification cachée derrière les apparences est très souvent présente dans l’écriture de fiction et notamment chez des écrivains comme James Joyce, Virginia Woolf ou Raymond Carver, mais aussi Maupassant ou encore Tchekhov.
Voici les composantes de l’épiphanie au travers d’expressions qui lui sont associées :
1. L’expérience d’un instant particulier
Moment d’intense révélation “survenant de façon souvent imprévue” et où le monde semble soudain donné. Conrad parle « moment of vision ».
La même idée de soudaineté et de surprise apparaît dans la métaphore utilisée par Paul Valéry pour définir l’inspiration lyrique, celle qui privilégie l’expression poétique de soi : “Le lyrisme est le développement d’une exclamation”.
2. Suscitée par un élément de la réalité
Une expérience privilégiée, une illumination qui charge un objet, une personne ou un fait quotidien d’une intense émotion : conflagration de la sensation et de l’émotion.
Un moment où “un objet se dévoile au sujet”, une “perception révélatrice d’une réalité particulière”, une “manière de mettre en évidence l’objet, par le sujet”.
Elle est une “rencontre” au sens large.
3. Une ouverture vers une dimension intérieure, spirituelle ou existentielle
Elle dévoile la signification intérieure d’un événement banal qui devient alors crucial, un aspect essentiel étant la disporopration entre sa cause et son effet,
Une sorte de “manifestation spirituelle” (sans forcément y voir de connotation religieuse) dans le sens d’une prise de conscience, d’une soudaine lucidité.
Joseph Conrad parle de “moment of vision” ( en anglais : « Moment of being »: une expression qui donne à penser...) : "une illumination intense qui révèle une signification bien au-delà du monde véritable de l’expérience commune."
L’épiphanie littéraire doit être dissociée de la liturgie chrétienne, mais on peut voir dans ce désir de rendre compte d’un phénomène multisensoriel, une envie de “consécration de l’instant”. L’épiphanie en voulant donner du sens à ce qui semble n’être qu’une agglomération fortuite d’objets, de sensations ou de paroles prend une dimension rituelle : un ensemble ritualisé de petites découvertes transcendantales exprimées par les figures de style jouant sur les sens des mots et sur les sonorités du texte littéraire afin de singulariser d’une façon révélatrice une réalité appartenant non seulement à un personnage particulier, mais aussi à l’expérience humaine.
Elle peut aller jusqu’à l’expérience mystique !
4. Dimension de découverte et de dévoilement de plusieurs types
Une vision, souvent à partir d’un objet concret, dans laquelle le personnage se découvre lui-même ou découvre une vérité.
Un moment de “clarté” pour le personnage. Un nouvel éclairage sur la vie dans toute sa profondeur et ses replis, une grande intuition.
L’épiphanie joue dans la vie réelle le rôle que peut jouer l’art. Pour Virginia Woolf, c’est l’un des rares accès à la vérité, un temps bref comme une sorte de “noyau lumineux”
Parfois, elle provoque une révélation d’ordre esthétique ou un constat : une démystification comme dans la nouvelle the Dead.
Elle “se traduit par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phase mémorable de l’esprit même”. J. Joyce
5. Un moment de commencement
Pour Raymond Carver, le contraire de l’épiphanie est la paralysie, car elle est une mise en mouvement : de la pensée, de l’action, du rapport à soi, aux autres, une prise de décision…
Elle projette dans le futur ou condamne le passé, illumination libératrice ou prise de conscience d’une dure réalité.
Ainsi dans l’exemple précédent, Gabriel éprouve de l’intérieur sa propre médiocrité qui lui devient évidente, l’épiphanie peut ainsi être un moment de mise à l’épreuve d’un personnage révélant ainsi son énergie, ses qualités morales ou ses faiblesses.
La forme pure de l’épiphanie, libre de tout contexte narratif, serait le poème : saturer l’instant reviendrait à le libérer de l’intrigue, tendre vers le tableau, se libérer du temps comme le fait la peinture.
Elle procède notamment par contraste (Gabriel) ou par fusion (Drogo) dans l’exemple ci-dessous. Le personnage peut être conscient ou pas de la particularité de ce moment, il peut être libéré ou pris au piège d’une épiphanie :
"Même à travers la fenêtre fermée, on entendait les pas secs du colonel. Dans le crépuscule, les baïonnettes alignées formaient autant de raies argentées. Des sons de trompettes venaient de distances impossibles à évaluer, peut-être la sonnerie de tout à l’heure renvoyée par l’enchevêtrement des murailles.
Le docteur se taisait. Puis, se levant, il dit :
“Voici votre certificat. Maintenant, le vais le faire signer par le commandant.”
Il plia la feuille et la mit dans une chemise, pris au portemanteau sa capote et une grosse toque de fourrure.
“Est-ce que vous venez aussi, lieutenant ? demanda-t-il. Qu’êtes-vous donc en train de regarder ?”
Les gardes montantes avaient déposé leurs armes et se dirigeaient, détachement par détachement, vers les diverses parties du fort. Sur la neige, la cadence de leurs pas faisait un bruit sourd, mais que survolait la musique des fanfares. Puis, aussi invraisemblable que cela pût paraître, les murs, déjà assiégés par la nuit, s’élevèrent lentement vers le zénith, et de leur extrême limite, bordée de bandes de neige, commencèrent à se détacher des nuages blancs, à la forme de hérons, qui naviguaient dans les espaces sidéraux.
Le souvenir de sa ville passa dans l’esprit de Drogo, une image pâle, rues bruyantes sous la pluie, statues de plâtre, humidité de casernes, lugubres cloches, visages las et défaits, après-midi sans fin, plafonds gris de poussière.
Ici, par contre s’avançait la grande nuit des montagnes avec ses nuages en fuite au-dessus du fort, miraculeux présages. Et du Nord, du Septentrion invisible derrière les remparts, Drogo sentait peser son destin.
Le docteur était déjà sur le seuil.
- “Docteur, docteur, dit Drogo balbutiant presque. Je me porte bien.
- Je le sais, répondit le médecin. Que pensiez-vous donc ?
- Je me porte bien, répéta Drogo reconnaissant à peine sa propre voix. Je me porte bien et je veux rester.
- Rester ici, au fort ? Vous ne voulez plus partir ? Que vous est-il arrivé ?
- Je ne sais pas, dit Giovanni. Mais je ne peux pas partir.
- Oh ! s’exclama Rovina en s’approchant. Si ce n’est pas une plaisanterie, je vous jure que je suis content.
- Non, ce n’est pas une plaisanterie” fit Drogo qui sentait son exaltation se transformer en une étrange douleur proche de la félicité’ » Docteur, jetez ce papier."
Dino Buzzati - Le Désert des Tartares.
L’épiphanie littéraire, même si elle prend place dans une intrigue, rompt quelque chose dans le tissu du récit, elle est un “foyer de sens” dans l’existence d’un personnage, mais ce sens peut être complexe ou même énigmatique, non élucidé ou expliqué. Le dévoilement peut rester sans réponse. En voici un autre exemple.
"L’éditeur raconta : “Il y a peu, je me suis séparé d’une amie d’une manière si étrange que j’aimerais vous Ie raconter. C’était Ia nuit en taxi. J’avais mis mon bras autour d’elle et nous regardions tous les deux du même côté. Nous étions bien. Il faut encore que vous sachiez qu’il s’agissait d’une très jeune fille, à peine âgée de vingt ans, et je tenais beaucoup à elle. Alors je vis en passant, un très bref instant durant, un jeune homme marcher sur le trottoir. Je ne pus distinguer aucun détail, il faisait trop sombre pour cela dans la rue : je vis seulement que l’homme était plutôt jeune.
Et soudain je me représentai que la jeune fille, à côté de moi, allait à la vue de cette silhouette dehors, se rendre compte à côté de quel vieil homme elle était assise, là, dans ce taxi, enlacée, et qu’à cet instant je ne pouvais que la dégoûter ! Cette idée fut un tel choc, qu’aussitôt je retirai mon bras de son épaule. Je continuai de rouler avec elle bien sûr, allai avec elle jusqu’à sa porte, mais là je lui dis que je ne voulais plus la voir. Je lui hurlai d’avoir à disparaître, que j’en avais assez d’elle, que c’était fini et je m’en allai aussitôt en courant. Je suis sûr qu’aujourd’hui encore elle ne sait pas pourquoi je l’ai abandonnée. Peut-être n’a-t-elle rien pensé du tout à la vue du jeune homme sur le trottoir. Peut-être ne l’a-t-elle même pas vu…”
Il finit le verre. Ils se turent et regardèrent par la fenêtre devant laquelle passait de nouveau la vieille femme avec son chien…" Peter Handke - La Femme gauchère