Le narrateur : choisir un pronom
Le choix du narrateur se manifeste d’abord par la façon dont les verbes sont conjugués, ce qui se manifeste par le choix de pronoms.
Je commencerais par la citation du début de l’article de Michel Butor « L’usage des pronoms personnels dans le roman » qui pose parfaitement la question.
« Les romans sont habituellement écrits à la troisième ou à la première personne, et nous savons bien que le choix de l’une de ces formes n’est nullement indifférent ; ce n’est pas tout à fait la même chose qui peut nous être raconté dans l’un ou l’autre cas, et surtout notre situation de lecteur par rapport à ce qu’on nous dit est transformée. »
Ainsi cet aspect « grammatical » n’est que la partie la plus visible d’un ensemble de choix que chaque texte opère, c’est un élément essentiel, ses résonances sont multiples. Les éléments ci-dessous concernant chaque choix de pronom ne sont que des possibilités parmi les plus communes.
Troisième personne
« La forme la plus naïve, fondamentale, de la narration est la troisième personne… À l’intérieur de l’univers romanesque, la troisième personne “représente” cet univers en tant qu’il est différent de l’auteur et du lecteur, la première représente l’auteur, la seconde le lecteur… » a très justement écrit Michel Butor.
Le « il » ou « elle » peut mener à l’omniscience, mais aussi fonctionner comme un « je » en restituant de façon privilégiée les émotions du héros. Ainsi, mon roman Sève d’automne est écrit avec un « il » qui fonctionne comme un « je » : tout est vu, vécu et senti du point de vue du héros, Louis. Cependant, le « il » permet de garder une distance, de s’interroger en jouant sur la limite entre pensée et regard du narrateur et du personnage : est-ce l’interrogation du personnage ou de la voix du narrateur ? De cette voix qui raconte ? L’histoire peut ainsi échapper à l’étroitesse du « je », on peut voir le héros de loin, donner un sens à ce qui se passe… Toutefois, si plusieurs personnages sont en présence, seule la pensée de Louis et son point de vue seront donnés.
Paul Valery a expliqué, à propos de la première partie de son livre « Mon Faust », écrite à la troisième personne, « On connait des “il” des “elle” des “eux”, exploration de la troisième personne fictive, qui permet de se connaitre mieux ». L’écriture à la troisième personne peut ainsi constituer une voie détournée d’expérimentation de soi, ce qu’est, il me semble, de façon plus en moins prégnante, une part importante de l’écriture de fiction.
Première personne
Le récit avec « je » implique le narrateur, mais ne se limite pas au strict témoignage. Le"je" a détroné au XXè le "il" omniprésent du roman réaliste du XIX. Un peu comme si l'on renonçait à l'illusion de l'histoire qui se raconte seule : il y derrière chaque récit quelqu'un qui raconte et, de façon ténue ou massive, quelqu'un qui se raconte ouk, tout au moins, quelqu'un qui utilise son expérience, sa vie, ses rêves pour mettre en place cette fiction. Le "je" est aussi une manière d'admetter que tout ce qui est humain est soumis à un point de vue, une forme de partialité, une façon de renoncer à réconter "l'histoire" dans sa version vraie, unique et définitive.
Avec le "je", le récit devient celui d'une perception subjective. L'accès au monde se fait au travers d'un point de vue individuel, d’une conscience.
Le texte n’est plus uniquement un récit, mais un dialogue ou plutôt une rencontre avec un être qui se livre plus ou moins : le « je » peut rester discret en matière d’intériorité. Il n’est pas toujours synonyme d’épanchement, il peut rester extérieur à ce qu’il raconte. Le « je » permet toutefois l’émergence d’une parole singulière, il oriente le récit vers l’idée de partage d’expérience, mais, comme les autres choix de pronom, il n’est pas monolithique : « je » immergé, intérieur, « je » distancié, taiseux, « je » écrivant après coup, « je » hésitant, « je » non fiable… Le passage du "il" au "je " est d'autant plus naturel et tentat que l'auteur met toujours quelque chose de son expérience, de sa sensibilit ou de ses rêves dans ses écrits. Le "je" est aussi le choix de celui qui veut présenter son récit comme "authentique".
Autres possibilités
« Chaque fois que l’auteur en utilisera une autre, ce sera d’une certaine façon une “figure”, il nous invitera à ne pas la prendre à la lettre, mais à la superposer sur celle-là toujours sous-entendue. » Michel Butor
L'auteur choisit alors de boulverser les rôles et les relations à l'intérieur de la triade auteur/ narrateur /lecteur. Ce boulversement n'est possible que parce que les positions et les séparations entre ces trois acteurs du récit fictionnel n'ont pas la rigidité du récit dans la vie réelle. Nous retrouvons ici le Triumvirat évoqué à propos du narrateur omniscient , trois personnes grammaticales pour trois acteurs qui échangent engre eux et peuvent échanger leurs rôles : auteur, narrateur et lecteur,
- Deuxième personne
L'usage du « tu » et du « vous » sont deux façons d'écrire, deux procédés qui paraissentmoins naturels. Ils comportent une dimension d’adresse : au lecteur, à un personnage, au narrateur à lui-même… Le récit devient moins réflexif qu’avec « je », moins abstrait qu’avec « il », il prend une dimension polyphonique presque dialoguée, quelqu’un parle à quelqu’un. Plusieurs subjectivités sont en jeu au sein même de la narration : narrateur, lecteur, personnage…
- Le « tu », comme le « vous », est une adresse, il semble prendre le lecteur à partie, mais le tutoiement crée une impression de proximité, le texte parle à quelqu’un en particulier, les possibilités restent multiples. Il y a quelque chose de curieux dans cette façon de raconter à qulqueun sa propore histoire ! Il peut y avoir une dimension d'enseignement, de révélation par le récit destiné à ce "tu".
Dans le texte de Charles Juliet, Lambeaux un « je » discret s’adresse à un « tu » omniprésent qui s’adresse à sa mère morte. Il ne s’agit pas simplement d’un dialogue avec l’absente, mais de « se mettre à sa place ». Le texte semble dire : je t’imagine, je te connais, je peux t’imaginer. Le « tu » cherche à créer une relation, une forme de compréhension.
Dans le texte de Georges Perec, Un Homme qui dort, le « tu » opère une sorte de dédoublement, le narrateur se regarde vivre et réagir, par un effet de miroir, le narrateur se parle à lui-même.
Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, d’Italo Calvino des chemins s’imbriquent : le « tu » est celui d’une présence, comme si le texte racontait directement ce qu’il a sous les yeux, mais cela justement, ce qu’il a sous les yeux, est un motif d’indécision, car il peut être réel ou imaginaire. Parfois le « tu » est affirmatif : le narrateur sait ou devine, d’autre fois le « tu » rencontre l’imaginaire et s’ouvre une sorte de dialogue dans l’espace de l’imaginaire.
Conclusion rapide sur l’usage du « tu » :
- Il a une force presque invasive : je sais qui tu es ou je te deviens : dans le texte de Charles Juliet, le narrateur est aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du personnage évoqué, il donne le sens de ce qui arrive à ce « tu ».
- Il place le lecteur dans une position particulière et délicate, celui-ci devient parfois presque un voyeur pris à témoin dans une relation.
- Car, et cela est lié avec l’élément précédent, le narrateur qui utilise le « tu » est impliqué, en relation, avec le personnage : relation de simple voyeur lui aussi ou relation intime, le texte peut être un règlement de compte ou une recherche
- Il permet aussi l’élaboration d’une scène fictive : je t’imagine ainsi est le « tu » prends alors la valeur d’un conditionnel : une fiction dans la fiction.
Intéressante est aussi la liaison entre l’adresse - phénomène grammatical - et la dimension temporelle.
Quand le « tu » se conjugue au présent, nous sommes dans la vision, la co-présence ou l’actualité d’un rêve, d’un souvenir, d’un fantasme.
Avec l’imparfait : le passé peut aussi prendre la dimension du rêve. La scène réelle ou imaginaire semble comme vécue de nouveau : « tu étais seule, assise… »
- Le « vous » sonne plus nettement encore comme une adresse, moins affectif que le « tu », il quelque chose d’une injonction, une prise à partie, une mise en cause. Il peut avoir quelque chose de dérangeant pour le lecteur.
Moins intérieur, plus excluant, impersonnel, il prend plus facilement une dimension générale : vous, lecteurs au pluriel, vous qui ne connaissez pas cette histoire… Il peut même sous-entendre : vous qui êtes tranquille sur votre canapé…
Une adresse qui peut prendre une dimension sociale, le « vous », paradoxalement, en convoquant le lecteur à l’intérieur du texte, lui fait sentir combien il est loin de ce qui s’y joue.
Michel Butor a écrit tout un roman, La Modification, où le « vous » désigne le héros du récit, convoquant ainsi le lecteur directement dans ce qui est raconté.
On peut donc conclure sur l’idée que cet emploi de la seconde personne, s’adressant à… crée des impressions complexes.
- Le « Nous »
Le « nous » rarement utilisé de façon exclusive, peut être redondant avec le « on », « nous, on a l’habitude de… » : il donne une dimension collective (sentiument d'apprtenance à un groupe, co-implication, dimension familliale, sociale, historique… ).
Chez Proust, de nombreux passages, parfois longuement développés, utilisent le "nous" plus encore que le "on". Le lecteur se sent ainsi englobé dans des sortes de lois du comportemnt et de la sensibilité tirées par le narrateur des expériences qui viennent d'être racontées.
La troisième personne avec « on »
Plus d’adresse, mais un procédé intéressant : le lecteur est associé au narrateur et le point de vue dans la scène est interne et distancié en même temps. Le « ils » et le « on » placent dans la généralité, plus abstraite encore pour le « on ».
Voici un texte dans lequel Christian Bobin part du personnage « elle » pour très vite s’adresser d’une façon particulière au lecteur : le On , le convoque à l’intérieur de la scène
« Elle est seule. C’est dans un hall de gare, à Lyon-Part-Dieu. Elle est parmi tous ces gens comme dans le retrait d’une chambre. Elle est seule au milieu du monde, comme la vierge dans les peintures de Fra Angelico : recueillie dans une sphère de lumière. Éblouie par l’éclat des jardins. Les solitaires aimantent le regard. On ne peut pas ne pas les voir. Ils emmènent sur eux la plus grande séduction. Ils appellent la plus claire attention, celle qui va à celui qui s’absente devant vous. Elle est seule, assise sur un siège en plastique. Elle est seule avec, dans le tour de ses bras, un enfant de quatre ans, un enfant qui ne dément pas sa solitude, qui ne la contrarie pas, un enfant roi dans le berceau de solitude. C’est comme ça qu’on la voit d’emblée. Elle est seule avec un enfant qui ne l’empêche pas d’être seule, qui porte sa solitude à son comble, à un comble de beauté et de grâce.
C’est une jeune mère. On se dit en la voyant que toutes les mères sont ainsi, de très jeunes filles, enveloppées de silence, comme la robe de lumière entre les doigts du peintre. Des petites sœurs, des petites filles… » Christian Bobin, La Part manquante.
Plus loin dans le texte, l’on découvre encore :
C’est en la voyant que… On pense tout cela assis à côté de… Vous regardez cette jeune femme, vous regardez en elle…
Le « on », s’il englobe le lecteur, est une façon de l’engager. Il oriente vers la moralité, souvent la familiarité. On rentre facilement dans le texte, tout est fait pour que vous y trouviez votre place. C’est un ami qui vous dit banalement, des banalités. Le « on » va du côté de la l’oralité, de l’écriture non littéraire.
« Et il se laissa conduire en face de l’hôtel de ville, dans un petit restaurant où l’on serait bien. » Bouvard et Pécuchet, Flaubert
Dans les nouvelles d’Annie Saumont se passant pendant la guerre, le « on » se mêle ou « je » pour faire sentir l’aspect général d’une situation, un vécu partagé et cela se mélange avec les interventions ces personnages. Le style indirect est plus que libre, il se dissout dans le texte.
« Je me souviens, dit-il partout i on entendait plus que çà, Les voilà les voilà. » Annie Saumont, Les voilà, les voilà.
Le « on », c’est aussi la voix du prêt-à-penser, celle qui simplifie, donne des leçons, celle des expressions et de pensées toutes faites. Il convient alors à l’ironie.