L'effet de réel dans le roman ou la nouvelle

L'effet de réel dans le roman ou la nouvelle

L'effet de réel en littérature

 L'effet de réel, concept théorisé par le critique littéraire Roland Barthes dans son essai « L'effet de réel » (1968), désigne l'ensemble des procédés utilisés dans un texte littéraire pour donner au lecteur l'illusion de la réalité, c'est-à-dire pour faire croire que le monde fictionnel décrit est plausible ou ancré dans une réalité tangible. Cet effet repose souvent sur l'insertion de détails apparemment insignifiants ou contingents, détails narratifs, qu’il appelle des « notations insignifiantes », n’ayant  pas de fonction narrative directe (ni symbolique, ni structurelle), mais servent à produire un effet de réel. Ils ne servent pas directement l'intrigue, mais renforcent l'impression de véracité en imitant le foisonnement du réel. Ces détails, objets, éléments de décors, sensations, comportements, créent une impression de familiarité et de crédibilité.

« Prenons un exemple : dans Un cœur simple de Flaubert, il est dit que, dans la chambre de Mme Aubain, il y avait un baromètre. Ce baromètre n’a aucune fonction dans l’histoire, il n’est ni symbolique, ni narratif ; il est là, comme un objet qui pourrait exister dans la réalité. Cette notation, par sa gratuité même, dit : “je suis le réel”. Toute description, quand elle cesse de se plier aux exigences de la structure narrative ou du symbolisme, devient un indice du réel, une sorte de luxe insignifiant qui, paradoxalement, renforce l’illusion référentielle. » L’Effet de réel,  Roland Barthes

Exemples de l'effet de réel dans la littérature du XIXe, XXe et XXIe siècles.

 – Honoré de Balzac,  Le Père Goriot (1835)
Balzac, dans son projet de la *Comédie humaine*, multiplie les descriptions détaillées pour créer un effet de réel. Dans Le Père Goriot, la pension Vauquer est décrite avec une précision presque topographique :
« Cette salle, située au rez-de-chaussée, donne sur un petit jardin, et communique à la cuisine par une porte vitrée ; elle est ornée de chaises en noyer garnies de crin. »
Ces détails sur le mobilier et l’agencement de la pension ne servent pas directement l’intrigue, mais ils ancrent le récit dans un cadre social et matériel précis, renforçant l’illusion réaliste.

 – Gustave Flaubert – Madame Bovary (1857)
Flaubert, maître du réalisme, utilise des descriptions minutieuses pour  ancrent ses  récits dans une réalité quotidienne. Ici, la description de la noce de Charles et Emma inclut des détails précis sur les plats servis, les vêtements des invités et les gestes des personnages et mmergent le lecteur dans l’atmosphère d’une noce normande du XIXe.
« À trois heures, on servit le café. Les hommes, en gilets de coutil, les femmes, en bonnets à rubans, causaient par groupes. »

 –  Émile Zola – L’Assommoir (1877) 
Zola, chef de file du naturalisme, pousse l’effet de réel à son paroxysme en décrivant avec une précision quasi-scientifique les milieux ouvriers avec une préoccupation d'étude sociale comme ici  dans L’Assommoir où la description de l’atelier de blanchisserie où travaille Gervaise est remplie de détails sensoriels et concrets. 
 « Les linges humides pendaient autour d’elles, gouttant sur le carreau, et l’odeur fade du savon mêlée à celle de l’eau de javel emplissait l’air. 

L'effet de réel dans la littérature moderne (à partir du XXe siècle et jusqu'à aujourd'hui)

 L’effet de réel chez Proust

 –  Chez Marcel Proust, dans son œuvre majeure *À la recherche du temps perdu* (1913-1927), l’effet de réel est souvent subtil et complexe, car il s’inscrit dans une esthétique moderniste qui mêle réalisme, subjectivité et introspection. Proust utilise des détails précis, souvent liés à la mémoire sensorielle, au contexte social et aux objets du quotidien, pour créer une impression de réalité tangible, tout en filtrant ces éléments à travers la perception subjective du narrateur. 

 – Mémoire sensorielle et détails concrets

Proust excelle dans l’utilisation de détails sensoriels (odeurs, goûts, textures, sons) pour ancrer ses descriptions dans une réalité vécue. Ces détails, souvent liés à la mémoire involontaire, donnent une impression de vérité immédiate, comme si le lecteur pouvait partager l’expérience du narrateur. Les notations réalistes (lieux, objets, sensations) servent non seulement à ancrer le récit dans un cadre crédible, mais aussi à déclencher des associations émotionnelles ou des réflexions philosophiques sur le temps, la mémoire et l’identité.

 Proust joue parfois avec l’effet de réel comme s'ilvoulait souligner l’artifice ou l'impossibilité de la représentation littéraire. Par exemple, ses descriptions excessivement détaillées peuvent sembler parodier les conventions réalistes, comme si le narrateur cherchait à capturer l’impossible totalité du réel. Cela confère à son usage de l’effet de réel une dimension moderne qui anticipe les questionnements des écrivains du XXe siècle sur la frontière entre réalité et fiction.

Exemples d’effet de réel dans À la recherche du temps perdu

- La "fameuse" madeleine dans Du côté de chez Swann 
« J’avais porté à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. » 

- Les descriptions de Combray 

Ces descriptions regorgent de détails réalistes qui évoquent une réalité rurale et quotidienne. Des notations topographiques et matérielles (la disposition des lieux, les détails architecturaux) créent une impression de familiarité et de crédibilité, ancrant le récit dans un cadre géographique précise reconstruite à travers les souvenirs du narrateur..
« La maison de tante Léonie donnait d’un côté sur la rue Saint-Jacques, où était la boutique de l’épicier, et de l’autre sur une petite cour où s’ouvrait la porte de la cuisine. » 

- Les salons mondains dans Le Côté de Guermantes
Proust utilise l’effet de réel pour dépeindre les rituels sociaux de l’aristocratie, notamment dans les scènes de salon chez les Guermantes. Les détails sur les tenues, les gestes ou les conversations superficielles renforcent l’illusion de pouvoir pénétrer dans un monde social disparu. 
« Mme de Guermantes portait une robe de soie rouge, avec un collier de rubis qui brillait sous les lustres, et elle parlait avec cet air de négligence étudiée qu’ont les femmes du monde. » Le Côté de Guermantes 

-Les objets du quotidien
Proust intègre souvent des objets banals pour créer une impression de réalité. Par exemple, dans *À l’ombre des jeunes filles en fleurs*, la description des meubles ou des bibelots dans la maison de Balbec (comme une lampe ou une tapisserie) donne une texture concrète au décor :
« Sur la cheminée, une pendule en marbre noir, surmontée d’un amour doré, marquait les heures avec un tic-tac régulier. »
Ces détails, en apparence insignifiants, contribuent à l’effet de réel en imitant la contingence du monde matériel, tout en s’inscrivant dans la mémoire affective du narrateur.

 – *À la recherche du temps perdu* (1913-1927)
Proust utilise l’effet de réel dans ses longues descriptions introspectives, mais aussi dans des détails concrets qui ancrent le récit dans une réalité sociale et historique. Par exemple, dans *Du côté de chez Swann*, la description des habitudes des personnages, comme les promenades à Combray ou les objets du quotidien (la madeleine, le clocher), crée une impression de réalité vécue, même si elle est filtrée par la mémoire subjective du narrateur.

Chez Proust, l’effet de réel est indissociable de la subjectivité et de la mémoire. Contrairement aux romanciers réalistes du XIXe siècle comme Balzac ou Flaubert, qui cherchaient à décrire un monde social objectif, Proust filtre les détails réalistes à travers la conscience du narrateur, créant une réalité qui est à la fois tangible et subjective. 

 

L'effet de réel dans la littérature contemporaine 

 Si le réalisme du XIXe siècle s’appuyait sur des descriptions détaillées pour ancrer le récit dans une réalité sociale et matérielle, la littérature moderne adopte des approches plus variées, souvent fragmentées ou subjectives, tout en continuant à créer une illusion de réalité. Les auteurs modernes jouent avec les codes du réalisme, parfois de manière ironique ou réflexive, pour refléter la complexité du monde contemporain, marqué par la fragmentation, l’incertitude et la multiplicité des perspectives. L’ironie et l’autodérision, permettent de revisiter l’effet de réel de manière critique, en montrant à quel point la réalité est elle-même construite ou médiatisée.

Exemples 

- Georges Perec  Les Choses (1965)
Perec, figure de l’Oulipo, utilise l’effet de réel pour décrire avec une précision presque obsessionnelle le monde matériel des années 1960. Dans Les Choses, il détaille les objets, les vêtements et les aspirations d’un jeune couple parisien, immergé dans la société de consommation :
« Ils rêvaient de chemises en oxford, de pulls en shetland, de mocassins en cuir souple. »

 –  Annie Ernaux – Les Années (2008)
Annie Ernaux, dans son œuvre autobiographique et sociologique, crée un effet de réel en mêlant souvenirs personnels et références collectives (publicités, événements historiques, objets du quotidien). Dans Les Années, elle décrit des détails précis de la vie française de l’après-guerre à nos jours. Ces notations, qui évoquent des marques, des slogans ou des pratiques culturelles, ancrent le récit dans une réalité historique et sociale, tout en adoptant une forme impersonnelle qui dépasse l’expérience individuelle.
« On écoutait RTL sur des transistors, on achetait des téléviseurs en couleurs, on parlait de ‘libération sexuelle’. »

 –Patrick Modiano – Dora Bruder (1997)
Modiano explore une réalité fragmentée et incertaine à travers une enquête sur une jeune fille disparue pendant l’Occupation. L’effet de réel repose sur des détails historiques précis (noms de rues parisiennes, annonces dans les journaux, archives administratives).  Ces détails documentaires, bien que fragmentaires, donnent une impression de réalité historique tout en soulignant l’impossibilité de saisir pleinement le passé.
 « Dans le Paris-Soir du 31 décembre 1941, une annonce disait : ‘On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1 m 55, visage ovale, yeux gris-vert…’ »

 – Virginie Despentes – Vernon Subutex (2015-2017)
Elle utilise l’effet de réel pour dépeindre la société française des années 2010, marquée par la précarité et les bouleversements culturels. Les références à des lieux parisiens, à des marques, à des technologies (comme les smartphones ou les réseaux sociaux) et à des événements récents ancrent le récit dans une réalité contemporaine :
« Il traîne dans le Marais, les écouteurs vissés aux oreilles, passant devant des boutiques de créateurs et des bars à smoothies. »

Pour conclure ce bref panorama...

Dans la littérature moderne, l’effet de réel ne cherche plus nécessairement à imiter une réalité objective, comme au XIXe siècle, mais à refléter un monde perçu, souvent instable ou fragmenté. Les auteurs contemporains, comme Ernaux utilisent des détails réalistes pour ancrer leurs récits dans des contextes socio-historiques précis, tout en explorant des thématiques comme la mémoire, l’identité ou les inégalités. D’autres, comme Perec ou Modiano, jouent avec l’effet de réel pour questionner la nature même de la réalité et de la fiction.

 

 

  

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