L'éphémère, une modalité de l’instant ?
L’éphémère, c’est d’abord une façon particulière de s’inscrire dans le temps, c’est un temps court. Écrire « l’éphémère » est-ce alors, écrire l’instant ? On peut, pour commencer, s’intéresser à cet " instant" dont l’éphémère serait une forme particulière.
Privilégier la courte durée vécue, ce que l’on peut appeler « l’instant » apparait comme l’une des lignes de force de la littérature, depuis Virginia Woolf notamment. C’est aussi l’un des lieux fondamentaux de la poésie d’un Philippe Jaccottet par exemple. L’instant n’est-il pas une sorte d’unité fondamentale, d’atome du temps vécu ?
Au travers de l’instant, le présent n’est plus un point mathématique, mais une durée. Moment d’intimité, de dilatation du sentiment de la vie, on doit souligner le rôle de l’attention consciente dans l’expérience de l’instant : le présent se fait instant grâce à cette attention.
Il peut être le lieu d’une totalité, d’une plénitude aussi bien que d’une interrogation ou d’une angoisse. On peut parler d’une solitude de l’instant.
Accorder de l’importance à l’instant, ce que l’on fait souvent lorsque l’on écrit, est-ce forcément privilégier l’idée du discontinu, de la vie comme une suite d’instants ? Faut-il faire de l’instant un absolu ? Le lieu du sens de la vie ?
Ainsi la question de l’instant pose aussi celle de la continuité. Le temps humain est-il une suite d’instants séparés ? « Toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer. » a écrit Mallarmé.
Et si c’est une continuité, comment s’opère la réunion des instants ? Problème aussi bien littéraire que philosophique.
Le projet du roman est-il autre chose qu’une collection de moments ? Et la vie elle-même ? Je vous laisse réfléchir et explorer votre propre expérience de la durée.
L’éphémère, au-delà de l’instant
« L’événement d’une sensation dans sa proximité est un avènement de tout le fond du monde, comme lorsqu’au détour d’une rue, un visage, une voix, une flaque de soleil sur un mur ou le courant du fleuve, déchirant tout d’un coup la pellicule de notre film quotidien, nous font la surprise d’être et d’être là. Le Réel c’est ce qu’on n’attendait pas — et qui toujours pourtant est toujours déjà là. À travers une sensation dont l’apparence n’est pas court-circuitée » Henri Maldiney
S’il est fortement lié à l’idée de temps court, l’éphémère n’est pas synonyme d’instant. L’instant peut être vécu sans aucun lien avec la temporalité plus longue, un instant peut être fermé sur lui-même.
Au contraire, le mot éphémère, vient du grec : épi, qui signifie « pendant », et hémère, qui signifie « jour ». L’adjectif éphémère qualifie, à l’origine, quelque chose qui dure un jour. L’existence et l’échéance y sont irrémédiablement associées.
L’instant n’existe que pour lui-même il est immédiateté, totalité tandis que l’éphémère ne se réduit pas au seul présent, il en déborde, il s’inscrit dans la durée.
Il suppose un temps hors de lui et une conscience de la durée, une expérience qui dépasse l’instant, une sorte de pensée du temps : il est un instant qui se sait bref. Moment de suspension d’un temps qui se sait provisoire; il s’inscrit dans l’écoulement inexorable du temps. L’éphémère est le lieu où se fait la rencontre du flux de la vie, du devenir et de l’instant.
L’instant permet de garder une confiance dans la pérennité, ou tout au moins une forme d’inconscience, possibilités que n’offre pas l’éphémère.
Quel est le sens de cette prise de conscience ? Que l’essentiel ne dure pas, qu’il n’existe pas d’essence stable ou définitive. D’où la modernité de l’éphémère : il propose un contenu sensible qui va disparaître dans le perpétuel remous des phénomènes. L’éphémère semble écarter le projet sur un temps long, la suite ouverte, il la condamne en quelque sorte. L’éphémère n’est pas le moment du geste créateur, de celui qui initie, il est affirmation d’une totalité fugace.
Si l’éphémère est instant d’éclat, de plénitude avant le déclin, le devenir sombre n’entache pas toujours la conscience de l’instant, ou pas totalement, elle lui donne au contraire sa valeur par cette fragilité même. L’instant de l’éphémère est un instant dans lequel l’on s’investit de par cette fragilité qui lui donne une sorte de « valeur ajoutée ». Si l’éphémère peut sembler une perte par rapport à l’instant pur, car il ne se fait pas d’illusion sur la durée, il est aussi porteur d’une valorisation de l’instant, de ce qui s’y joue, devenu précieux par cela même.
L’éphémère est conscience de la précarité dans un sens positif.
L’instant devient miracle, moment d’éternité qui se sait provisoire.
D’où l’ambivalence de l’éphémère : émerveillement du surgissement et de la présence et, en même temps, ou presque, sentiment de la perte. Il y a non concordance : une faille se creuse dans le présent, l’avenir est un risque, au minimum la possibilité d’un changement inévitable.
L’éphémère n’est donc pas que temporalité, il est conception du temps et du devenir. Plus encore que l’instant, il pose la question du sens, de l’absurde, de l’émerveillement malgré tout. N’est-ce pas par l’éphémère que l’on a le sentiment de l’existence ? Un sentiment qui prend la forme d’un paradoxe. La vie ne s’inscrit plus dans la durée longue, mais dans un enchainement d’apparitions et de disparitions, dans un cycle ou un renouvellement.
L’enjeu de l’écriture de l’éphémère serait alors la confrontation de la perfection de l’instant et de l’imperfection du devenir, il s’agit d’écrire une plénitude provisoire, plénitude qui intègre en elle-même sa fin.
Ecrire l'éphémère, c'est distiller l’échéance au cœur même de l’instant : chercher comment - par quels petits mots, allusions- se rencontrent le plaisir de l’instant et la conscience de l’éphémère ? C'est aller au-delà de la sensation fugace, l’affirmer comme d’autant plus pleine et riche qu’elle se sait fugace. Savoir, espoir, croyance, résignation, émerveillement, menace sourde : un temps qui se suspend, mais porte en lui sa fin. Nostalgie, sérénité, tristesse, enchantement désenchanté ? L'éphémère La qualité d’une présence au risque de la destruction : quelque chose comme un « regret souriant » que l'on retrouve dans cette " première gorgée de bière" de Philippe Delerm
C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines : ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de pouvoir…
Mais la première gorgée ! Gorgée ? Ça commence bien avant la gorge. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume, puis lentement sur le palais bonheur tamisé d’amertume. Comme elle semble longue, la première gorgée ! On la boit tout de suite, avec une avidité faussement instinctive. En fait, tout est écrit : la quantité, ce ni trop ni trop peu qui fait l’amorce idéale ; le bien-être immédiat ponctué par un soupir, un claquement de langue, ou un silence qui les vaut ; la sensation trompeuse d’un plaisir qui s’ouvre à l’infini… En même temps, on sait déjà. Tout le meilleur est pris. On repose son verre, et on I'éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure la couleur, faux miel, soleil froid. Par tout un rituel de sagesse et d’attente, on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de s’échapper. On lit avec satisfaction sur la paroi du verre le nom précis de la bière que l’on avait commandée. Mais contenant et contenu peuvent s’interroger, se répondre en abîme, rien ne se multipliera plus. On aimerait garder le secret de l’or pur, et l’enfermer dans des formules. Mais devant sa petite table blanche éclaboussée de soleil, l’alchimiste déçu ne sauve que les apparences, et boit de plus en plus de bière avec de moins en moins de joie. C’est un bonheur amer : on boit pour oublier la première gorgée.