Mythe et littérature

Réécriture-mythes

Mythe et littérature

« Les mythes attendent que nous les incarnions. Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel, et ils nous offrent leur sève intacte. » Albert Camus, l’Été.

Qu’est-ce qu’un mythe ?

« Il serait difficile de trouver une définition du mythe qui soit acceptée par tous les savants et soit en même temps accessible aux non-spécialistes. D’ailleurs, est-il même possible de trouver une seule définition susceptible de couvrir tous les types et toutes les fonctions des mythes, dans toutes les sociétés archaïques et traditionnelles ? Le mythe est une réalité culturelle extrêmement complexe, qui peut être abordée et interprétée dans les perspectives multiples complémentaires. » Mircea Eliade

Je ne tenterai donc pas de donner une définition, mais de déployer différents usages du mot.

— Commençons par son étymologie.

Dérivé du grec muthein (μυθειν, converser), muthos, le mythe est à l’origine un récit fabuleux et populaire, une légende qui raconte les aventures d’êtres qui personnifient les forces de la nature. Le passage du muthos (μῦθος) au logos (λόγος) marque, pour le philosophe Karl Jaspers, la naissance de la démarche philosophique : passage de la dimension d’explication du monde par le récit à celle de rationalité.

Cette séparation marque le double héritage du mythe :

  •   Celui du : mythe fondateur, récit universel. À la suite de Lévi-Strauss qui puise dans l’étude des sociétés « primitives » l’idée d’une structure inconsciente des phénomènes collectifs tels que la parenté, on peut voir dans les mythes des structures mentales communes.
  •     A l’opposé, ce que l’on retrouve dans une expression comme « Ce n’est qu’un mythe » : un mensonge, une affabulation : nous ne reprendrons pas ce sens péjoratif et imprécis, mais il illustre l’autre dimension du mythe : se situer dans une autre réalité, celle de l’imaginaire 

Le mot « mythologie » désigne l’ensemble des mythes d’une culture, d’une société, ou d’un domaine.

Différents types de mythes

Deux approches principales dans l’étude des mythes : 

  • celle qui pense le mythe comme un universel humain, une catégorie de pensée : des types de relations humaines, des situations qui se retrouvent comme des constantes qui donnent une valeur exemplaire au mythe. Le mythe est alors pensé comme la trace des déterminations inconscientes de l’âme humaine, d'une mise en récit des tendances affectives fondamentales comme la violence ou l'interdit social.
  • une approche plus pragmatique qui étudie les mythes dans la diversité des sociétés et des époques qui leur donnent naissance. 

Rappelons deux interprétations de Roger Caillois :

  • Le mythe serait le lieu d’accomplissement d’instincts interdits par les structures sociales.
  • Le résultat du conditionnement biologique de l’imagination, la mise en récit serait une sorte de succédané de l’instinct.

Une de ses caractéristiques essentielles est son caractère symbolique : il part du concret (les éléments d’une histoire) pour représenter un ordre plus vaste et s’inscrit dans l’ordre de l’universel ou, tout au moins, il structure, sert de modèle, de référence à un groupe dont les membres, consciemment ou inconsciemment, y cherchent des réponses.

Le mythe marque l’importance de la dimension « d’histoire racontée » dans l’appréhension humaine de la réalité : on la trouve dans les mythes, mais aussi dans les grands récits historiques et légendaires et les récits religieux, notions qui ne sont pas toujours faciles à différencier.

Remarques sur le mythe et la philosophie

Avant d'identifier les grands types mythes, il faut rappeler que le mythe ne fonctionne pas en faisant appel à la raison, mais évoque, par un type singulier de récit, des choses que la raison ne pourrait pas transmettre. Et cela de deux façons :

-     Le mythe a recours à la transcendance : intervention des dieux, d’êtres merveilleux : il se situe au-delà de la raison humaine 

-     A contrario, si l’on voit dans le mythe le langage de l’inconscient, des mouvements fondamentaux de la psyché humaine, il devient un en deçà de la raison.

Sa place dans la philosophie a beaucoup varié, Platon l’utilise pour sa dimension pédagogique. Il affirme que dans le récit, au travers de l’intuition, se manifeste une forme de pensée. Le mythe pense et fait penser, une pensée sans concept. Beaucoup d’autres, à la suite d’Aristote, le refusent pour sa dimension non strictement rationnelle.

Longtemps suspect de n’être qu’un mensonge, un leurre, le mythe est devenu un objet d’étude privilégié depuis plus d’un siècle pour des psychologues, des ethnologues en tant qu’expression des individus et des sociétés, mais aussi pour des écrivains et des peintres qui y découvrent une source d’inspiration.

  • Sociétés dites primitives

Les mythes y sont indissociables de la dimension religieuse et du sacré qui sépare l’espace et les éléments de la vie entre profanes et sacrés (c’est là que l’on retrouve la notion de tabou). Les mythes sont associés à des rites (de passage, de fécondité, guerrier…). La dimension rituelle s’accompagne de gestes, de danses, l’on peut utiliser ici le terme de « mise en scène » et l’on peut y voir l’origine de notre art du théâtre. 

Les anthropologues comme Lévi-Strauss ou des philosophes comme Paul Ricœur s’accordent pour affirmer que le mythe est un récit, anonyme et collectif, qui s’est élaboré par transmission orale au fil des générations pour atteindre un maximum de force et de concision.

Le mythe est une imagination "sérieuse". Le mythe est l'objet d'une croyance, tenu pour vrai : histoire sacrée d’une efficacité magique, récitée dans des circonstances précises, il se distingue nettement des simples récits de fiction: il n’est pas un conte, une fable ou une simple histoire. Le monde est empli de messages, ce sont les mythes qui permettent de les déchiffer. Pierres, montagnes, arbres, eau, Lune... sont les supports de ce déchiffrement. La connaissance des mythes fait partie de l'initiation: l'initié est celui qui sait, qui connait les mystères métaphysiques dont les mythes sont l'un des médiums essentiels. 

En lien avec le point précédent (son lien avec le sacré) il se présente comme une explication ; ainsi, il peut être un récit fondateur rappelant le temps fabuleux des commencements ; il explique comment s’est fondé le groupe, explique le sens de tel rite ou de tel interdit, fournit l’origine de la condition présente des hommes. Placé hors du temps ordinaire, le mythe se distingue de la saga où se décèle un ancrage historique. Cette dimension de « temps hors du temps » sera essentielle dans toute reprise du mythe. Ici se niche son ambiguïté : c'est un objet de croyance, mais avec une forme au moins partielle de réalisme. 

Sa fonction première est d’être un récit fondateur qui propose une cosmogonie : le récit de la naissance de l’ordre du monde qui explique l’origine de l’homme et sa place dans l’univers, le Cosmos.

Le mythe remplit une fonction socioreligieuse, c’est un intégrateur social, il est le ciment indispensable du groupe, auquel il propose des normes de vie et dont il fait baigner le présent dans le sacré.

Les personnages principaux des mythes (dieux, héros, animaux magiques…) agissent en vertu de mobiles largement étrangers au vraisemblable, à la psychologie « raisonnable ». Leur logique est celle de l’imaginaire.  Dans cet univers  tout entier fait de significations, règne l'analogie: les rapprochements entre les formes et les dieux, entre les êtres et les forces : comment ne pas penser à ce qui reste dans l'écriture de puissance analogique, à la métaphore surtout, ce lien direct, cette homologie implicite qui fait entrer en vibration des lieux, qui établit des correspondances entredes domaines lointains. La métaphore serait-elle, comme la musique, un des derniers refuges du sacré ? 

Claude Lévi-Strauss a mis en avant une autre caractéristique essentielle du mythe, l’importance de ses structures marquées par des systèmes d’oppositions signifiantes dans lesquelles chaque détail est significatif. Rappelons l’exemple du mythe d’Adonis, étudié par l’anthropologue Marcel Détienne. Si le héros est enseveli dans un champ de laitues sauvages, ce détail n’est pas comme chez Balzac, une précision destinée à « faire vrai », ce que Roland Barthes nomme un « effet de réel » (notion sur laquelle il faudra revenir), mais d’une allusion à un code particulier, commun au groupe concerné et dans lequel la laitue sauvage est la plante de la frigidité et de l’impuissance sexuelle et s’oppose à la plante de la puissance érotique : la myrrhe. Ainsi le mythe à la fois utilise et atteste les codes de groupe.

 

  • Mythes grecs 

Il est intéressant de rappeler qu’ils nous ont été, le plus souvent, transmis par la littérature au travers des épopées d’Homère, d’Hésiode et des tragiques comme Sophocle et Euripide.

Les mythes et les rituels qui leur sont associés mettent en scène des divinités, des êtres surnaturels, créatures souvent à mi-chemin entre l’homme et l’animal, tels que sirènes, centaures… des monstres hybrides qui servent d’intermédiaires avec les dieux.  L'on retrouve ici la dimension "surhumaine" déjà présente dans les mythes archaïques où le caractère humain n'était obtenu qu'après les rituels de passages et les initiations permettant un dépassement de l'humanité "naturelle et un effort pour se rapprocher des modèles divins évoqués dans les mythes.

Le récit mythique grec prend en charge certains aspects de la réalité, c’est un moyen de donner une cause à ce qui nous entoure non par l’explication, mais par l’affabulation, par une histoire imaginaire fondée sur l’observation de quelque chose de réel. 

On retrouve la dimension de récit fondateur ou explicatif, la dimension religieuse et explicative, mais le mythe grec développe une dimension psychologique avec la figure du héros, ce personnage surhumain dont le mythe raconte les actions imaginaires. La figure du héros et de son destin donne au mythe une puissance d’investissement de la sensibilité qui le rapproche de la littérature : dramatisation, dimension symbolique, nous sommes ici pleinement dans la dimension du « récit » dont la littérature multipliera les formes.  Les situations mythiques sont des projections de conflits psychologiques.  

Le mythe grec recèle une dimension populaire au sens noble, mais il est difficile de connaitre le rapport des Grecs à leurs mythes ; certains spécialistes mettent l’accent sur leur réalité et une forme de désacralisation : les mythes et leurs héros étaient parmi les hommes.

Exemples de mythes grecs: Sisyphe, Orphée, Prométhée, le Minotaure, Icare, Pandore, Médée, Cassandre, Oedipe, Narcisse, Ariane, Achille, Hélène de Troie.

  • Mythes d’origine biblique 

Ils sont nombreux : l’Apocalypse, Salomé, Judith, le Golem ou encore le Mythe de Caïn. Le Déluge, L’Exode, le Paradis perdu, Moïse, les Cavaliers de l’Apocalypse, Babel, le Purgatoire, le jardin d’Eden, l’Enfer, Satan, Judas…

Le Christ lui-même considéré par les croyants comme le fils de Dieu est devenu pour d’autres soit un personnage historique soit un mythe.

  • Mythes germaniques 

Vikings ou les Valkyries nordiques. 

  • Mythes médiévaux et celtiques

Tristan et Iseult, la légende arthurienne de Lancelot du Lac et de Guenièvre, Merlin l'Enchanteur...

  • Mythes issus de contes 

Certains personnages, comme Barbe Bleue dans le conte de Charles Perrault paru en 1697 dans Les Contes de ma mère l’Oy, sont devenus des symboles de situations dramatiques, victimes ou bourreaux, ils incarnent des rôles, des destins dans lesquels l’aspect merveilleux n’est plus considéré comme essentiel.

L’usage du mot « mythe » s’est étendu à l’époque moderne : le lien avec le sacré et le rituel s’est distendu.

  • On l’utilise pour certains personnages historiques qui peuvent conserver une dimension « sacrée » au travers de leur rôle historique et leur destin : César, Alexandre, Cléopâtre, Jeanne d’Arc, Napoléon…  

Époque contemporaine 

Le mot mythe, comme d’ailleurs celui de « culte » ou l’adjectif « historique » ont perdu leur puissance symbolique pour devenir synonyme de « important » ou « qui a eu un énorme succès » : série culte, match de foot « historique », acteur mythique… On retrouve même le terme dans des formules comme « le mythe de l’équilibre budgétaire »… 

Il existe peu de récits mythiques contemporains : des stars, des villes, des lieux, des films, mais il s’agit plutôt de procédés d’identification, de projection de soi bien loin des explications cosmiques ou fondatrices, d’où peut-être le besoin de revenir à ceux du passé. Si l’on excepte ces mythes médiatiques ou sportifs, notre époque semble marquée par l’absence de nouveaux mythes. 

Disparition du sacré ? Ou évolution avec l’émergence de mythes plus proches des individus ? Émergence d’une nouvelle culture commune, plus populaire encore, celle des médias, des « communautés » ? Ou dévoiement du mot « mythe » ? Les anciennes mythologies, basées sur le collectif, le lien social, auraient été remplacées par l’individu : l’ère du roman et du selfie aurait remplacé celle du mythe.

Le mythe propose une sorte  d'exutoire des interdits sociaux, des pensées refoulées, mais aussi des poussées les plus virulentes du psychisme individuel qui se heurte aux impératifs du groupe. Que signifie son absence ? N'aurions nous plus d'interdits? Les questions restent ouvertes.

Pour conclure, nous pouvons nous interroger : que reste-t-il des mythes dont nous avons hérité, de leur rôle de fondement, de construction d’une mémoire collective ? De leur puissance symbolique ? De leur pouvoir d’inspiration imaginaire ? Nous reste-t-il encore des histoires hors du temps des hommes ? Des fantasmes collectifs ? Existe-t-il une actualité, une familiarité avec ces anciens mythes ?

Mythe et littérature 

« … je me dis qu’un poète devait, pour être vraiment poète, prendre pour matière des mythes… » Socrate, Phédon

« … les mythes, ces honnêtes ressorts du théâtre intellectuel que porte en lui tout rêveur ». Louis Aragon

Pour Lévi-Strauss, « le domaine de la mythologie, c’est là où l’esprit semble le plus libre de s’abandonner à sa spontanéité créatrice.

Les synonymes - qui n’en sont que des approximations - du mot mythe : allégorie, fable, histoire, illusion, invention, légende, rêve, roman, mettent en évidence le lien entre mythe et littérature : les deux opèrent dans les parages du récit. 

Nous avons noté que c’est la littérature grecque qui les a transmis par transcription et élaboration de récits oraux dès l’époque homérique. Les deux épopées, que sont l’Iliade et L’Odyssée d’Homère, nous relient à la tradition mycénienne et sont au fondement de notre littérature. Puis c’est au travers de La Théogonie d’Hésiode, des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, et des Métamorphoses d’Ovide que l’on peut découvrir la mythologie grecque.  Il ne faut pas oublier le rôle essentiel du théâtre, avec des pièces comme Électre et Antigone de Sophocle, Électre d’Euripide ou encore Les Sept contre Thèbes d’Eschyle. C’est dans Œdipe roi et Œdipe à Colonne que Sophocle dépeint les deux visages d’Œdipe : le criminel puissant et orgueilleux dans la première, dans la seconde, la victime exilée, expiatrice d’un terrible destin. 

Cette transmission et élaboration par la littérature se poursuit avec des auteurs comme Virgile dont L’Énéide, sorte de pendant de l’Iliade, retrace le parcours d’Énée, « le héros qui, banni de Troie par les Destins, aborda le premier en Italie sur le territoire de Lavinium »

En se faisant la littérature, en s’écartant du sacré, le mythe a laissé place au romanesque, à l’histoire de l’individu « ordinaire ». Psychologisation et rationalisation marquent le passage du mythe au roman. D’ailleurs, chez de nombreux anthropologues, « mythe » s’oppose à « littérature ». Tel est le cas pour Lévi-Strauss ou pour Vernant qui se représentent le passage de l’un à l’autre en termes de rupture. Dans cette perspective, nous voici mal partis pour légitimer l’expression une peu « bâtarde » et même contradictoire de « mythe littéraire ».

Il faut revenir à l’influence considérable des mythes dans la culture occidentale pour dépasser ce paradoxe.

Mise en récit de l’incompréhensible, incarnation dans des personnages de forces et d’éléments naturels, questionnements sur la destinée humaine, les mythes ont fait œuvre d’unification linguistique et culturelle et même de conscience nationale. Leurs héros ont peuplé les imaginaires, leurs histoires sont comme les traces des déterminations inconscientes de l’âme humaine, leurs récits explorent les violences affectives fondamentales, il était « naturel » que les écrivains les reprennent, les adaptent, les transforment.

 On peut considérer qu’il y a dans cette réutilisation une perte de la dimension d’explication globale, de la dimension symbolique du mythe, un usage qui rompt tout lien avec le sacré. Cependant, saturés d’images, de symboles, les mythes laissent la place à de multiples interprétations qui se prêtent à l’exercice littéraire.

Il faut ici ajouter l’élaboration de mythes proprement littéraires : des personnages de romans sont devenus les symboles d’une psychologie, d’un destin : Faust, Gargantua, Don Quichotte, Don Juan, Madame Bovary, Étienne dans Germinal…

Certains mythes comme celui de Tristan et Yseult proviennent de la tradition orale et noté transmis par les poètes comme à l’époque grecque. Sont-ils des mythes ? Des mythes littéraires ? Les deux notions semblent ici imbriquées.

 

Lire l'article sur la réécriture des mythes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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