Réécriture des mythes

Le mythe de Sisyphe

Réécriture et actualité des mythes

Chaque époque choisit des mythes qu'elle réinvente en fonction de ses propres besoins. On peut prendre comme exemple la façon dont les mythes ont été réactivés au XXè siècle dans le contexte des deux guerres mondiale et des massacres qu'elles ont engendrés. 

Les théories de Freud et Jung sur les rêves et les archétypes de l'inconscient collectif corroborrent la possibilité d'envisager les symboles mythologiques comme des images qui opèreraient dans un espace de la conscience humaine qui transcende les histoires et les cultures. Dans cet espace, les images de la Grèce déchirée par les guerres antiques pourraient vibrer plus fort encore que les coupures de journaux sur Londres bombardé.

Ainsi, le mythe de Sisyphe a été ainsi remis à l'avant de la scène littéraire avec Albert Camus et Roger Caillois. Il est devenu symbole de la modernité notamment la figure de l'homme qui persèvère, s’obstine à rester dans l’ignorance volontaire de la mort. Exemple classqiue : le mythe d'Antigone repris par Jean Anouilh illustre la confrontation de la loi et de la liberté individuelle

 Le Faust de Goethe, devenu un mythe ittéraire a pu lui aussi porter les enjeux  de cette crise, des doutes portants sur les sciences et la culture. Faust est « l’homme mélancolique », animé d'un « désir fou » et qui connait « l’effroi du désir ». 

Autre grand mythe européen, le Don Quichotte de Cervantès est considéré comme le mythe fondateur de la littérature moderne evec son chevalier la « triste figure  homme moderne : « tragique et bouffon », « support de lectures idéologiques », « gardien du livre et des livres ».

Ave le mythe de Babel s'engage la réflexion autour de la  multiplicité des langues et des cultures en oppostion  au mythe de la langue unique contre lequel les écrivains contemporains expriment leur méfiance : opposition entre la pluralité et le risque de la langue-culture unique. Mythe complexe où se rencontrent certes la question des différentes langues, mais aussi la puissance du Verbe, la question de la Faute. Le symbole de la tour, de son élévation est de son possiblement renversement, place ce mythe dans la lignée des destructions joyeyses et des rêves de renouvellemnet du monde.

On peut séparer trois grands types de réécriture de mythe. 

- Le mythe réécrit,réinventé en gardant sa dimension symbolique, énigmatique, non psychologique et dans un temps non spécifié (temps mythique hors du temps ).

- Le mythe vécu : réécrit par transposition et décalage dans une histoire contemporaine, avec des préoccupations contemporaines, tout en conservant une situation, un type de personnage, de relation, de destin… Souvent moins elleiptique que le mythe, plus proche des personnages, la psychologie prend le pas sur la dimension cosmogonique ou exemplaire, l’idée étant de mettre à jour une forme de « vérité du mythe » dans un milieu différent de l’original. Il ne faut toutefois pas confondre, vérité, qui a le sens de trajet commun de capacité à parler au lecteur contemporain, avec l’idée de morale au sens d'injonction.

- Le mythe démystifié : non seulement décalé, mais remis en question, raconté comme un anachronisme dérisoire.

Il faut noter que l’on peut choisir de réécrire le mythe : en conserver l’essentiel du récit originel ou reprendre sa thématique. Avec l’idée de situation de relations s entre les personnages. : les frères ennemis pour Cain et Abel, les tâches infinies pour Sisyphe.

La réécriture consiste donc à choisir de se placer plus ou moins dans le récit mythique ou à le déplacer ou encore n’en garder qu’un thème et des situations de personnages prenant encore plus de liberté. Des significations nouvelles peuvent être ajoutées ou modifiées- ainsi Œdipe devient un symbole de l’individualisme chez André Gide- significations qui forment comme des variantes du thème premier.

 

  • Texte 1 - Le mythe réécrit en conservant l’aspect symbolique et hors du temps.

La demeure d’Astérion par  Jorge Luis Borgès dans L’Aleph.

« Je sais qu'on m'accuse d'orgueil, peut-être de misanthropie, peut-être de démence. Ces accusations (que je punirai le moment venu) sont ridicules. Il est exact que je ne sors pas de ma maison ; mais il est moins exact que les portes de celle-ci, dont le nombre est infini, sont ouvertes jour et nuit aux hommes et aussi aux bêtes. Entre qui veut. Il ne trouvera pas de vains

ornements féminins, ni l'étrange faste des palais, mais la tranquillité et la solitude. Il trouvera aussi une demeure comme il n'en existe aucune autre sur la surface de la terre. (Ceux qui prétendent qu'il y en a une semblable en Égypte sont des menteurs.) Jusqu'à mes calomniateurs reconnaissent qu'il n'y a pas un seul meuble dans la maison. Selon une autre fable grotesque, je serais, moi, Astérion, un prisonnier. Dois-je répéter qu'aucune porte n'est fermée ? Dois-je ajouter qu'il n'y a pas une seule serrure ? Du reste, il m'est arrivé, au crépuscule, de sortir dans la rue. Si je suis rentré avant la nuit, c'est à cause de la peur qu'ont provoquée en moi les visages des gens de la foule, visages sans relief ni couleur, comme la paume de la main. Le soleil était déjà couché. Mais le gémissement abandonné d'un enfant et les supplications stupides de la multitude m'avertirent que j'étais reconnu. Les gens priaient, fuyaient, s'agenouillaient. Certains montaient sur le perron du temple des Haches.

D'autres ramassaient les pierres. L'un des passants, je crois, se cacha dans la mer. Ce n'est pas pour rien que ma mère est une reine. Je ne peux pas être confondu avec le vulgaire, comme ma modestie le désire.

Je suis unique; c'est un fait. Ce qu'un homme peut communiquer à d'autres hommes ne m'intéresse pas. Comme le philosophe, je pense que l'art d'écrire ne peut rien transmettre. Tout

détail importun et banal n'a pas place dans mon esprit, lequel est à la mesure du grand. Jamais je n'ai retenu la différence entre une lettre et une autre. Je ne sais quelle généreuse impatience m'a interdit d'apprendre à lire. Quelquefois, je le regrette, car les nuits et les jours sont longs.

Il est clair que je ne manque pas de distractions. Semblable au mouton qui fonce, je me précipite dans les galeries de pierre jusqu'à tomber sur le sol, pris de vertige. Je me cache dans l'ombre d'une citerne ou au détour d'un couloir et j'imagine qu'on me poursuit. Il y a des terrasses d'où je me laisse tomber jusqu'à en rester ensanglanté. À toute heure, je joue à être endormi, fermant les yeux et respirant puissamment. (Parfois, j'ai dormi réellement, parfois la couleur du jour était changée quand j'ai ouvert les yeux.) Mais, de tant de jeux, je préfère le jeu de l'autre Astérion. Je me figure qu'il vient me rendre visite et que je lui montre la demeure. Avec de grandes marques de politesse, je lui dis: « Maintenant, nous débouchons dans une autre cour », ou : « Je te disais bien que cette conduite d'eau te plairait », ou : « Maintenant, tu vas voir une citerne que le sable a remplie », ou : « Tu vas voir comme bifurque la cave. » Quelquefois, je me trompe et nous rions tous deux de bon coeur.

Je ne me suis pas contenté d'inventer ce jeu. Je méditais sur ma demeure. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. Il n'y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont « en nombre infini » (1) la demeure a l'échelle du monde ou plutôt, elle est le monde. Cependant, à force de lasser les cours avec un puits et les galeries poussiéreuses de pierre grise, je me suis risqué dans la rue, j'ai vu le temple des Haches et la mer. Ceci, je ne l'ai pas compris, jusqu'à ce qu’une vision nocturne me révèle que les mers et les temples sont aussi quatorze [sont en nombre infini] .Tout est plusieurs fois, quatorze fois. Mais il y a deux choses au monde qui paraissent n'exister qu'une seule fois : là-haut le soleil enchaîné ; ici-bas Astérion. Peut-être ai-je créé les étoiles, le soleil et l'immense demeure, mais je ne m'en souviens plus.

Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J'entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l'un après l'autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m'aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J'ignore qui ils sont. Mais je sais que l'un d'eux, au moment de mourir, annonça qu'un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu'à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu'il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d'homme ? Ou sera-t-il comme moi ?

Le soleil du matin resplendissait sur l'épée de bronze, où il n'y avait déjà plus trace de sang. 

« Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s'est à peine défendu. » »

 

  1. Le texte original dit quatorze, mais maintes raisons invitent à supposer que, dans la bouche d'Astérion, ce nombre représente l’infini.

_____________________

 

  • Texte 2 - Le mythe vécu : réécrit comme une histoire contemporaine. 

Dino Buzatti, Le veston ensorcelé, Le K, 1966

 

« Bien que j’apprécie l’élégance vestimentaire, je ne fais guère attention, habituellement, à la perfection plus ou moins grande avec laquelle sont coupés les complets de mes semblables.

Un soir pourtant, lors d’une réception dans une maison de Milan, je fis la connaissance d’un homme qui paraissait avoir la quarantaine et qui resplendissait littéralement à cause de la beauté

linéaire, pure, absolue de son vêtement.

Je ne savais pas qui c’était, je le rencontrais pour la première fois et pendant la présentation, comme cela arrive toujours, il m’avait été impossible d’en comprendre le nom. Mais à un certain moment de la soirée je me trouvai près de lui et nous commençâmes à bavarder. Il semblait être un homme poli et fort civil avec toutefois un soupçon de tristesse. Avec une familiarité peut-être exagérée - si seulement Dieu m’en avait préservé ! - je lui fis compliment pour son élégance ; et j’osai même lui demander qui était son tailleur.

L’homme eut un curieux petit sourire, comme s’il s’était attendu à cette question.

" Presque personne ne le connaît, dit-il, et pourtant c’est un grand maître. Mais il ne travaille que lorsque ça lui chante. Pour quelques clients seulement.

- De sorte que moi... ?

- Oh ! Vous pouvez essayer, vous pouvez toujours. Il s’appelle Corticella, Alfonso Corticella,

rue Ferrara au 17.

- Il doit être très cher, j’imagine.

- Je le pense, oui mais à vrai dire, je n’en sais rien. Ce costume, il me l’a fait il y a trois ans et

il ne m’a pas encore envoyé sa note.

- Corticella ? Rue Ferrara, au 17, vous avez dit ?

- Exactement ", répondit l’inconnu.

Et il me planta là pour se mêler à un autre groupe.

Au 17 de la rue Ferrara, je trouvai une maison comme tant d’autres, et le logis d’Alfonso

Corticella ressemblait à celui des autres tailleurs. Il vint en personne m’ouvrir la porte. C’était un petit vieillard aux cheveux noirs qui étaient sûrement teints.

A ma grande surprise, il ne fit aucune difficulté. Au contraire il paraissait désireux de me voir devenir son client. Je lui expliquai comment j’avais eu son adresse, je louai sa coupe et lui demandai de me faire un complet. Nous choisîmes un peigné gris puis il prit mes mesures et

s’offrit de venir pour l’essayage chez moi. Je lui demandai son prix. Cela ne pressait pas, me répondit-il, nous nous mettrions toujours d’accord. Quel homme sympathique ! pensai-je tout d’abord. Et pourtant plus tard, comme je rentrai chez moi, je m’aperçus que le petit vieux m’avait produit un malaise (peut-être à cause de ses sourires trop insistants et trop doucereux). En somme je n’avais aucune envie de le revoir. Mais désormais le complet était commandé. Et quelque 35 vingt jours plus tard il était prêt.

Quand on me le livra, je l’essayai, pour quelques secondes, devant mon miroir. C’était un chef -d’œuvre. Mais je ne sais trop pourquoi, peut-être à cause du souvenir du déplaisant petit vieux, je n’avais aucune envie de le porter. Et des semaines passèrent avant que je me décide.

Ce jour-là, je m’en souviendrai toujours. C’était un mardi d’avril et il pleuvait. Quand j’eus 40 passé mon complet - pantalon, gilet et veston - je constatai avec plaisir qu’il ne me tiraillait pas et ne me gênait pas aux entournures comme le font toujours les vêtements neufs. Et pourtant il

tombait à la perfection.

Par habitude je ne mets rien dans la poche droite de mon veston, mes papiers je les place

dans la poche gauche. Ce qui explique pourquoi ce n’est que deux heures plus tard, au bureau, en glissant par hasard ma main dans la poche droite, que je m’aperçus qu’il y avait un papier dedans.

Peut-être la note du tailleur ?

Non. C’était un billet de dix mille lires.

Je restai interdit. Ce n’était certes pas moi qui l’y avais mis. D’autre part il était absurde de

penser à une plaisanterie du tailleur Corticella. Encore moins à un cadeau de ma femme de ménage, la seule personne qui avait eu l’occasion de s’approcher du complet après le tailleur. Est-ce que ce serait un billet de la Sainte Farce ? Je le regardai à contre-jour, je le comparai à d’autres. Plus authentique que lui, c’était impossible.

L’unique explication, une distraction de Corticella. Peut-être qu’un client était venu lui

verser un acompte, à ce moment-là il n’avait pas son portefeuille et, pour ne pas laisser traîner le billet, il l’avait glissé dans mon veston pendu à un cintre. Ce sont des choses qui peuvent arriver.

J’écrasai la sonnette pour appeler ma secrétaire. J’allais écrire un mot à Corticella et lui restituer cet argent qui n’était pas à moi. Mais, à ce moment, et je ne saurais en expliquer la raison, je glissai de nouveau ma main dans ma poche.

" Qu’avez-vous, monsieur ? Vous ne vous sentez pas bien ? " me demanda la secrétaire qui entrait alors.

J’avais dû pâlir comme la mort. Dans la poche mes doigts avaient rencontré les bords d’un morceau de papier qui n’y était pas quelques instants avant.

" Non, non, ce n’est rien, dis-je, un léger vertige. Ça m’arrive parfois depuis quelque temps. Sans doute un peu de fatigue. Vous pouvez aller, mon petit, j’avais à vous dicter une lettre mais

65 nous le ferons plus tard. "

Ce n’est qu’une fois la secrétaire sortie que j’osai extirper la feuille de ma poche. C’était un

autre billet de dix mille lires. Alors, je fis une troisième tentative. Et un troisième billet sortit. Mon cœur se mit à battre la chamade. J’eus la sensation de me trouver entraîné, pour des raisons mystérieuses, dans la ronde d’un conte de fées comme ceux que l’on raconte aux enfants

et que personne ne croit vrais.

Sous le prétexte que je ne me sentais pas bien, je quittai mon bureau et rentrai à la maison.

J’avais besoin de rester seul. Heureusement la femme qui faisait mon ménage était déjà partie. Je fermai les portes, baissai les stores et commençai à extraire les billets l’un après l’autre aussi vite que je le pouvais, de la poche qui semblait inépuisable.

Je travaillai avec une tension spasmodique des nerfs dans la crainte de voir cesser d’un moment à l’autre le miracle. J’aurais voulu continuer toute la soirée, toute la nuit jusqu’à accumuler des milliards. Mais à un certain moment les forces me manquèrent.

Devant moi il y avait un tas impressionnant de billets de banque. L’important maintenant était de les dissimuler, pour que personne n’en ait connaissance. Je vidai une vieille malle pleine de tapis et, dans le fond, je déposai par liasses les billets que je comptai au fur et à mesure. Il y en avait

largement pour cinquante millions.

Quand je me réveillai le lendemain matin, la femme de ménage était là, stupéfaite de me trouver tout habillé sur mon lit. Je m’efforçai de rire, en lui expliquant que la veille au soir j’avais bu un verre de trop et que le sommeil m’avait surpris à l’improviste.

Une nouvelle angoisse : la femme se proposait pour m’aider à enlever mon veston afin de lui donner au moins un coup de brosse.

Je répondis que je devais sortir tout de suite et que je n’avais pas le temps de me changer. Et puis je me hâtai vers un magasin de confection pour acheter un vêtement semblable au mien en tous points ; je laisserai le nouveau aux mains de ma femme de ménage ; le mien, celui qui ferait de moi en quelques jours un des hommes les plus puissants du monde, je le cacherai en lieu sûr.

Je ne comprenais pas si je vivais un rêve, si j’étais heureux ou si au contraire je suffoquais sous le poids d’une trop grande fatalité. En chemin, à travers mon imperméable je palpais continuellement l’endroit de la poche magique. Chaque fois je soupirais de soulagement. Sous l’étoffe, le réconfortant froissement du papier-monnaie me répondait.

Mais une singulière coïncidence refroidit mon délire joyeux. Sur les journaux du matin de gros titres ; l’annonce d’un cambriolage survenu la veille occupait presque toute la première page. La camionnette blindée d’une banque qui, après avoir fait le tour des succursales, allait transporter au siège central les versements de la journée, avait été arrêtée et dévalisée rue Palmanova par quatre bandits. Comme les gens accouraient, un des gangsters, pour protéger sa fuite, s’était mis à tirer. Un des passants avait été tué. Mais c’est surtout le montant du butin qui me frappa : exactement cinquante millions (comme les miens).

Pouvait-il exister un rapport entre ma richesse soudaine et le hold-up de ces bandits survenu presque en même temps ? Cela semblait ridicule de le penser. Et je ne suis pas superstitieux. Toutefois l’événement me laissa très perplexe.

Plus on possède et plus on désire. J’étais déjà riche, compte tenu de mes modestes habitudes. Mais le mirage d’une existence de luxe effréné m’éperonnait. Et le soir même je me remis au travail. Maintenant je procédais avec plus de calme et les nerfs moins tendus. Cent trente-cinq autres millions s’ajoutèrent au trésor précédent.

Cette nuit-là je ne réussis pas à fermer l’œil. Était-ce le pressentiment d’un danger ? Ou la conscience tourmentée de l’homme qui obtient sans l’avoir méritée une fabuleuse fortune ? Ou une espèce de remords confus ? Aux premières heures de l’aube je sautai du lit, m’habillai et courus dehors en quête d’un journal.

Comme je lisais, le souffle me manqua. Un terrible incendie provoqué par un dépôt de pétrole qui s’était enflammé avait presque complètement détruit un immeuble dans la rue de San Cloro, en plein centre. Entre autres, les coffres d’une grande agence immobilière qui contenaient plus de cent trente millions en espèces avaient été détruits. Deux pompiers avaient trouvé la mort en combattant le sinistre.

Dois-je maintenant énumérer un par un tous mes forfaits ? Oui, parce que désormais je savais que l’argent que le veston me procurait venait du crime, du sang, du désespoir, de la mort, venait de l’enfer. Mais insidieusement ma raison refusait railleusement d’admettre une quelconque responsabilité de ma part. Et alors la tentation revenait, et alors ma main - c’était tellement facile - se glissait dans ma poche et mes doigts, avec une volupté soudaine, étreignaient les coins d’un billet toujours nouveau. L’argent, le divin argent !

Sans quitter mon ancien appartement (pour ne pas attirer l’attention) je m’étais acheté en peu de temps une grande villa, je possédais une précieuse collection de tableaux, je circulais en

automobile de luxe et, après avoir quitté mon emploi " pour raison de santé ", je voyageais et parcourais le monde en compagnie de femmes merveilleuses.

Je savais que chaque fois que je soutirais l’argent de mon veston, il se produisait dans le monde quelque chose d’abject et de douloureux. Mais c’était toujours une concordance vague, qui 130 n’était pas étayée par des preuves logiques. En attendant, à chacun de mes encaissements, ma conscience se dégradait, devenait de plus en plus vile. Et le tailleur ? Je lui téléphonai pour demander sa note mais personne ne répondait. À Via Ferrara on me dit qu’il avait émigré, il était à l’étranger, on ne savait pas où. Tout conspirait pour me démontrer que, sans le savoir, j’avais fait

un pacte avec le démon.

Cela dura jusqu’au jour où dans l’immeuble que j’habitais depuis de longues années, on

découvrit un matin une sexagénaire retraitée asphyxiée par le gaz ; elle s’était tuée parce qu’on avait perdu les trente mille lires de sa pension qu’elle avait touchée la veille (et qui avaient fini dans mes mains).

Assez, assez ! Pour ne pas m’enfoncer dans l’abîme, je devais me débarrasser de mon veston. 140 Mais non pas en le cédant à quelqu’un d’autre, parce que l’opprobre aurait continué (qui aurait pu résister à un tel attrait ?). Il devenait indispensable de le détruire.

J’arrivai en voiture dans une vallée perdue des Alpes. Je laissai mon auto sur un terre-plein

herbeux et je me dirigeai droit sur le bois. Il n’y avait pas âme qui vive. Après avoir dépassé le

bourg, j’atteignis le gravier de la moraine. Là, entre deux gigantesques rochers, je tirai du sac 145 tyrolien l’infâme veston, l’imbibai d’essence et y mis le feu. En quelques minutes il ne resta que des cendres.

Mais à la dernière lueur des flammes, derrière moi - à deux ou trois mètres aurait-on dit -,

une voix humaine retentit : " Trop tard, trop tard ! " Terrorisé je me retournai d’un mouvement

brusque comme si un serpent m’avait piqué. Mais il n’y avait personne en vue. J’explorai tout 150 alentour sautant d’une roche à l’autre, pour débusquer le maudit qui me jouait ce tour. Rien. Il n’y avait que des pierres.

Malgré l’épouvante que j’éprouvais, je redescendis dans la vallée, avec une sensation de

soulagement. Libre finalement. Et riche, heureusement.

Mais sur le talus, ma voiture n’était plus là. Et lorsque je fus rentré en ville, ma somptueuse

villa avait disparu ; à sa place un pré inculte avec l’écriteau " Terrain communal à vendre. " Et mes comptes en banque, je ne pus m’expliquer comment, étaient complètement épuisés. Disparus de mes nombreux coffres-forts les gros paquets d’actions. Et de la poussière, rien que de la poussière, dans la vieille malle.

Désormais j’ai repris péniblement mon travail, je m’en tire à grand-peine, et ce qui est étrange, c’est que personne ne semble surpris par ma ruine subite.

Et je sais que ce n’est pas encore fini. Je sais qu’un jour la sonnette de la porte retentira, j’irai ouvrir et je trouverai devant moi ce tailleur de malheur, avec son sourire abject, pour l’ultime règlement de comptes. » 

 

____________________

  • Texte 3 : le mythe démystifié

« Vers cette époque, la préoccupation majeure du Vice-Roi, pour ne pas dire son obsession, devint que nous nous rapprochions des populations - ses propres termes.

Dans cet esprit nous reçûmes des consignes strictes sur le comportement à observer quotidiennement.

Comprendre et respecter les croyances, les mœurs locales. Dans les lieux publics, ne regarder des femmes que ce qu'elles sont autorisées à exhiber. Lors des rafles. malgré la circonstance, témoigner aux gourous, aux rabbins, aux prêtres une considération particulière. Lors des perquisitions, empêcher nos molosses d'uriner ou/et de déféquer sur les icônes, les prie-dieu, les tapis de prière.

Ainsi de suite.

À Dahlat-Binat, comme dans tout le pays appelé Wakanata, la coutume était de crucifier. Quand nos autorités mirent la main sur l'indigène dont les prédications semaient le désordre dans les esprits de cette métropole, le Vice-Roi préféra donc la crucifixion à la sanction capitale prévue par notre code pénal: l'écartèle-ment. J'ai eu à faire un tour de garde au pied de la croix, ça n'a pas augmenté mon admiration pour la civilisation du Wakanata. Le supplice en question produit d'interminables agonies, les condamnés s'y muent en loque toujours plus lamentable, sanguinolente et pestilentielle d'eux-mêmes. Tandis que celui en vigueur chez nous, quatre coups de fouet simultanés sur quatre croupes et l'affaire est pliée - à condition, naturellement, que le quatuor de fouetteurs se soit un minimum exercé à synchroniser ses gestes.

Le moment de la relève approchait. Pour faire mon rapport au factionnaire qui me remplacerait, j'ai piqué de ma lance la plante des pieds de l'imprécateur; une deuxième fois; une troisième. Aucune réaction. Clamsé.

Relève sans objet. Quand le factionnaire s'est pointé, il n'avait plus qu'à m'aider à descendre le corps. On a commencé à dénouer les cordes. Quelques femmes se sont approchées, deux ou trois barbus, prétendument de la famille. Ils souhaitaient pouvoir enterrer le gars selon leur rite aromatisé. On s'est regardés, l'autre et moi, typiquement le cas de se rapprocher des populations.

On n'a pas fait traîner la discussion. Trop heureux de leur refiler la charogne.

 Le type de circonstances - on le comprend après coup où se jouent les notations, les carrières. On aurait suivi le règlement à la lettre, on se serait chargés du cadavre, on l'aurait fourré sur une charrette, vidé à la fosse commune, qu'on n'aurait plus entendu parler de rien. Alors que là, passé le week-end, quel boucan! Les attachés de presse de sa secte téléphonaient partout, soi-disant que leur imprécateur était sorti du tombeau où l'avaient enterré les siens. Preuve qu'il avait ressuscité.

Conclusion qu'il était Dieu en personne ou son fils.

Demandez le bulletin d'adhésion.

On en a pris pour notre grade, surtout moi, au titre de l'ancienneté. Le crucifié, à cause de notre indiscipline, de notre paresse, de notre absence d'imagination, allait devenir cent fois plus encombrant maintenant qu'avant. Toute la hiérarchie s'essuyait les pompes sur nos fessiers. Jusqu'au Vice-Roi qui a voulu de ses yeux voir les ânes bâtés qui. Qu'est-ce qu'on pouvait faire?

Le dos rond; cette histoire finirait bien par se tasser.

François Salvaing, De purs désastres

 

Lire d'autres réécriture des mythes : https://atelierecriturestage.fr/blog-et-auteurs-des-ateliers/blog-atelier-stage-ecriture/tags/mythes

 

 

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    « Les seules pensées valables viennent en marchant. » Nietzsche Les philosophes, les penseurs et les poètes se réclament souvent de la marche, lui attribuant des vertus de clarification des pensées spéculatives ou esthétiques, l’exaltant en tant que circonstance privilégiée pour l’introspection. Rien ne détourna Kant de sa promenade journalière -excepté la nouvelle de la  prise de la Bastille qui l'écourta- et l’on pense bien sûr à Rousseau avec ses "Rêveries d’un promeneur solitaire", mais aussi à Rimbaud, Thoreau, Nerval ou encore Hölderlin. Plus près de nous, les œuvres d’Alberto Giacometti ou, de façon peut-être moins directe, celles de Francis Bacon ou les textes de Nicolas Bouvier, nous rappellent l’importance symbolique de « l’homme qui marche ». Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la marche occupe une place non négligeable dans la fiction. En effet, raconter une scène dans laquelle un personnage marche, c’est utiliser un dispositif aux larges possibilités. Un autre dispositif de ce type est celui de « la fenêtre » : le personnage à la fenêtre, thème aussi bien pictural que littéraire permet de disposer d’un cadre - c’est le cas de le dire -, d’un espace spécifique où poser un personnage et déployer les enjeux d’une histoire, d’une situation, d’une psychologie par la présence d’un intérieur (la maison et l’intériorité du personnage) et d’un extérieur (la rue et les projections du personnage vers le passé, l’avenir, la possibilité du départ…) Si ce thème vous intéresse, voici un article qui lui est consacré. L’on retrouve dans le thème de la marche, cette double dimension : s’y rencontrent l’intérieur qui n’est plus celui de la maison, mais celui du personnage lui-même, sa pensée, ses préoccupations, son monologue intérieur et une extériorité, qui n’est plus celle de la rue en surplomb, mais la présence directe d’un paysage naturel ou urbain. La marche ajoute à ces deux pôles de tension, d’un côté la pensée, la raison, le monologue intérieur et de l’autre le pôle de la perception, de la présence au monde, une troisième dimension : celle du mouvement. Il existe, selon les travaux de certains psychologues, une spécificité de l’état psychique de celui qui marche, la vigilance qu’exige la marche maintient le corps en action. Avec, là aussi, une double polarité : la nécessité de faire attention à l’extérieur, de ne pas tomber, de ne pas se perdre constitue comme une toile de fond mentale qui active l’attention, la perception, sans la mobiliser tout entière. La marche se fait le cerveau en alerte et donc mieux irrigué et laisse toutefois à l’esprit une forme particulière de liberté. L’activité du corps est là, quasi mécanique, ouvrant  la possibilité à l’esprit de divaguer.L’effort, l’action de la marche permet à la fois la conscience du corps, celle du monde et ouvre la possibilité d’une pensée. Elle crée une relation privilégiée avec le monde, à la fois participation, présence, interaction et possibilité du recul, une relation qui laisse la place à la liberté intérieure, à une dimension esthétique ou encore un sentiment d’extériorité. La marche, comme l’écriture, avance et constitue ainsi, en particulier pour le XIXe siècle, une représentation allégorique fructueuse de l’écriture. Marcher, n’est-ce pas explorer une sorte de « madeleine » qui ne serait pas seulement interne et reliée au passé ? Une madeleine certes intérieure, mais présente par le corps tout entier à la spécificité du lieu et de l’instant ? Deux exemples : —   Vous pouvez lire sur ce  blog l’incipit de mon roman la Danse de Faust qui ouvre le roman par  une marche dans la ville avec interaction intériorité /extérieur. Cette scène est un prologue qui met en place le personnage principal, son état d’esprit, certains enjeux de l’histoire et dans laquelle la marche est le support de la mise en scène d’enjeux romanesques.Un personnage marche et l’on suit à la fois son trajet (son mouvement, les interactions avec ce qui l’entoure) et sa pensée : monologue intérieur, questionnements, surgissements d’autres temps… Une situation est posée sans la livrer : ce n’est qu’un incipit. Toutefois, grâce à la marche et à la ville, le monologue intérieur peut espérer être à la fois légitime et incarné.Avancer, voir, penser, sentir, éprouver, se libérer, interroger, se perdre… le texte bénéficie d'un rythme spécifique, celui de la marche.La marche se fait en ville et avance aussi par des interactions, une dimension architecturale, sociale…  La marche n’est pas seulement une façon de raconter, une entrée en matière, mais un manière de pénétrer dans la « marche d’un cerveau », d’une sensibilité à ce qui l’entoure, de faire entendre la voix du personnage et comment son mouvement et la ville le font sonner. — Le premier chapitre de « Guerroyant », un livre  de Pierre Mari aux éditions Sans Escale repose également sur ce dispositif de marche dans la ville. — Une grande partie du premier chapitre de "Au-dessous du volcan", le grand roman de Malcolm Lowry, se construit autour d'une marche en ville puis dans des ruines et les routes aux alentours.      {loadmoduleid 197}
  • Incipit de la Danse de Faust
    7 janvier 2025
    Prologue Et c’est le diable, déguisé en veilleur de nuit qui interroge:— «Cet homme a-t-il été victime d'un accident?» Busoni - Doktor Faust J'étais parti, j'avais quitté le théâtre comme l’on fuit un danger. Je marchais au hasard dans le petit matin, ce moment où les rues sont presque désertes, où tout est disponible. Il faisait doux. Autour de moi la ville déployait son décor, les boutiques soulevaient leur rideau, sortaient leurs présentoirs, puis, au travers d’un reste de pénombre que les premiers assauts du soleil faisaient vibrer sans parvenir à la chasser tout à fait, elle s’est ouverte devant moi, soudain si grande : la place du marché, je la reconnaissais à peine. La nuit faisait mine de la tenir encore et s’accrochait par poches aux piliers de platanes, elle en rongeait l’écorce tachetée de coulées sombres comme un mal exotique qui l’aurait attaquée. Je détournai les yeux de ces géographies nocturnes, j’avançais, enjambais de longs serpents souples qui glissaient sur le sol ; les vagues silhouettes des employés municipaux semblaient jouer avec leurs gueules ouvertes qui crachaient dru, je les entendais gicler joyeusement et le pavé étincelait sous leurs jets d’eau. Calme, la tête creuse et le corps rafraîchi par le léger brouillard qui fusait, je laissais la place s’étirer sous mes pas ; les bruits, les arbres, les silhouettes jaunes qui s’affairaient, tout s’éloignait lentement comme absorbé par un espace vierge de toute émotion, je pénétrais dans une zone immense et dénudée. Le petit jour de juin se faisait cotonneux et pâle comme un matin de neige, à l’autre bout, la place me jeta sur son rivage avec la certitude soudaine et violente de n’être qu’en sursis, dans la liberté provisoire d'une anesthésie. Sans raison, je pris à droite et longeai l'avenue principale comme un fond de scène brumeux, une simple toile avec personnages peinte trop loin. Sortant de l’ombre, des maisons fripées penchaient vers moi leurs visages cireux, baillant de leurs volets de bois qui s'ouvraient en grinçant pour mieux accueillir l’aube. Dans la douceur fatiguée de ce jour qui commence, cette vie qui s'éveille n’était pour moi que l'illusion d'un monde qui s'effondre sans le savoir encore, sans savoir qu’en ce petit matin de juin, je sortais d’un second face à face avec la mort et que cela me hantait, me hanterait comme la promesse d’un mauvais rendez-vous. Il fallait avancer encore et, parfois, sur un trottoir, croiser des gens, baisser les yeux et resserrer son col devant ces créatures échappées de la toile, devant l'impossibilité de partager cette sensation de monde qui se renverse, cette certitude que ce qui commençait à poindre derrière les façades n’était pas la lumière neuve du matin, mais la nuit qui tombe dans le jour nouveau et le dissout, comme un acide. Le corps raidi, ne semblant plus tenir que par la suite instable des équilibres de la marche, j'accélérai le pas, serrai plus fort mes doigts ; il n’y avait plus que cela, la tension de mes ongles creusant le tissu des deux extrémités de mon col, deux points de résistance pour échapper au point obscur qui se mêlait peu à peu au bruit de mes semelles. Je ne savais pas encore ce que cela signifiait, je ne pouvais que m’agiter, tenter d’escamoter ce qui ne peut pas s’éviter, d’apprivoiser cette pensée brûlante et étrange, inexorable. Pour la seconde fois, un lien s’était créé entre mes désirs et la mort. Plus loin, je m’embronchai aux chaises en rotin d'une terrasse de café pourtant familière, j’étais ivre comme un homme qui marcherait au fond de l’océan, en apnée de sentiments, les poumons et le cœur trop pleins pour accueillir encore. À de rares instants, je parvenais à n'être plus que le choc régulier de mes chaussures sur le goudron humide de rosée. En vain, la ville n’était plus qu’un immense aquarium, je roulais ; bousculé, je tanguais. J’avais atteint le moment où le malaise prend corps, où une vision peut se faire douleur. Elle était là maintenant, pointue, indubitable. Son aiguille trouvait sa source dans une forme imaginaire, une figure allongée qui me perçait, me traversait de sa cascade aigre et la douleur s’en égouttait, tombait par plots, je la sentais glisser jusqu’à mon estomac qui se contorsionnait sous l’impact, la faisait rebondir. Elle s’élargissait alors, nappait tout mon cerveau d’une image d’arrière fond, un peu floue, une vision comme un sens nouveau pour voir de l'intérieur, pour se pencher vers le dedans, plonger et toujours, malgré tout, se tenir, tenter de se remplir du bruit régulier de mes semelles de cuir claquant sur le trottoir. Mais cela ne suffisait plus, des questions qui n’étaient pas faites de mots étaient là, en moi, des douleurs qui claquaient plus fort encore et remplissaient l’espace.Une mort désirée qui s’accomplit suffit-elle à vous rendre coupable ? Des secousses me parcouraient tout entier, frissons d’une fragilité qui se fraye un chemin vers la surface, ébranlements d’une lucidité soudaine qui font vibrer le corps, fendillent les apparences. La ville s’émiettait comme un puzzle qui se défait et retombe en vrac dans sa boite.Entre le désir et la mort, il y a le geste, le geste fatal. Avait-il eu lieu ? Je ralentissais, sous moi la cage de ma respiration hoquetait bruyamment.Passage à l’acte. L’ombre des mots tintait sur le trottoir, tressautait sur les parois de mon esprit. Passage à l’acte ? Je ne savais plus. La pensée annihilée par la fatigue et les émotions contradictoires, l’idée et sa réalisation, le désir et l’objet, l’accusation et la culpabilité, tout se fondait comme ces choses qui ont lieu la nuit entre deux phases de sommeil profond et dont on ne saurait dire si elles ont été rêvées, espérées, inventées ou subies.Alors je refusai de penser, je cherchai à faire le vide, j'y parvenais presque si ce n'était un corps, la vision d'un corps étendu qui s’imposait à moi, en point de mire de mes pensées et de mes pas. J’accélérai encore, j’espérais la semer, la vitrifier, je traversais des rues à l’aveugle, elles se dérobaient devant moi comme ces amis qui vous renient et se détournent avec un haussement d’épaule. Non, rien ne pourrait la dissoudre. Il me semblait pourtant encore possible de la réduire, de la tenir serrée dans l'innocence d'un simple souvenir, de l’estomper sous le grain d'une vieille photo sépia, presque touchante. Et puis, au moment où je reprenais enfin mon souffle, longeant une palissade de bois où s’écaillaient de vieilles affiches, j’ai machinalement cherché les miennes, je n’en ai pas trouvé : elle en a profité, elle a fondu sur moi. Une vision, un piège, j’étais pris dans sa glu. Je marchais, la fuyais, l'emportais, elle s'était installée si vite ; maintenant, elle tapissait tout mon ventre, me remplissait. Parfois précise, elle se faisait nappe rouge, auréole autour d’une tête invisible puis glissait plus au fond, rejoignait, réveillait l’autre rouge, l’autre vision, le filet à la lèvre de mon père, la couleur de brûlure qui purrulait dans mon estomac vide. Et si, parfois, elle semblait disparaître, c’était pour revenir, s’étaler, s’installer mieux encore ; trop grande pour moi, elle me débordait comme une nausée. Je ne voyais plus qu’elle, je marchais dans le rouge, la couleur du théâtre ! Elle recouvrait tout. Je me raisonnais, je n’étais pas un personnage de roman noir, je ne pouvais pas me penser criminel, il fallait se débattre, se dépêtrer de cette toile solide et ductile, refuser le cliché trop facile du crime, du rouge et du sang, refuser de se vautrer dans les fibres collantes et souples de la confusion et du songe, refuser la tentation de la déraison comme ultime chemin de fuite. Une femme balaye un trottoir et je flotte, étourdi. Cette chute, ce corps sur le sol, sa chute, et puis moi qui trébuche dans le petit matin, notre chute, une conjugaison, un déploiement, je valdingue, un mot sonne dans ma tête comme l’agitation qui me malmène, c’est la dé-grin-go-la-de. Un peu plus loin, devant les grandes portes cintrées de fer de la poste fermée, mon pas se fait timide, hésite, une torche grésille, fait jour à l’intérieur de ma pensée, incrédule, je plonge, j'aperçois tout au fond un lac teinté de rouge sombre, couleur de culpabilité qui se perd dans le noir, se déforme et prend consistance. Il me fait face, me nargue, grimace comme un doute. Et si tout cela, cette vision, l'émotion aux aguets avec laquelle on croit jouer à cache-cache n’était qu'un leurre, une fausse peur pour tenter d'écarter les vraies ? Une mauvaise comédie ? Une tache pour en dépister d’autres, moins sanglantes, mais tout aussi tenaces, toutes les lâchetés, les accointances, toutes les facilités qui rendent la pente glissante ? Incantation, exorcisme ? Une phrase s’est mise à tourner en boucle. Je psalmodiais :« Je ne suis qu’un danseur, je ne suis qu’un chorégraphe. » Et là, juste derrière, en embuscade, une autre phrase me chantait à l’oreille : « N’est-ce pas justement cela, un chorégraphe, celui qui transforme ses désirs en gestes ? ». Je devais avoir l’air d’un fou ou peut-être étais-je parvenu à la limite, à l’orée de cette forêt profonde, de cet autre visage de la réalité que l’on nomme folie. Quelques boutiques étaient ouvertes maintenant, celles des lève-tôt qui illuminent la fin de nuit des couche-tard comme moi et qui, cette fois, m’abandonnaient à mes pensées obscures. Peur, tache, couleur, tout entraînait tout et tout se refermait, je me jetai en avant pour forcer le passage, mais je savais pourtant, que, quelque part, plus tard, il faudrait s’arrêter et faire une place au réel. Je m’enfonçai dans de petites rues sans les reconnaître, rentrer chez moi était inconcevable et c’est ainsi, perdu, que je suis arrivé devant la porte du studio sans savoir comment j’y étais parvenu. Je ne sais pas non plus comment je suis entré, je devais avoir pris les clés. J'allumai un seul néon pour ne pas effrayer par une lumière trop vive la présence charnelle de toutes les heures vécues ici. J’espérais peut-être trouver refuge dans ce lieu du travail quotidien : le studio de danse, la coulisse de la coulisse, une pièce toute en longueur, lieu vide et solide construit d'effleurements sur ses murs, de mains agrippées à des barres de bois, un lieu fait de miroirs, de regards, érigé sur tant d'efforts, tant de gestes, ce studio de danse ou un autre, plus grand ou plus vétuste, des lieux tant de fois arpentés, habités par la danse, leur sol usé, tant de fois caressé de chaussons et de corps, un lieu désert qui porte l'écho de tant de mouvements, espace silencieux résonnant, peuplé de ses danseurs, surtout cela, oui, les danseurs qui travaillent et cherchent dans l’épaisseur de ses immenses glaces le fantôme de leur quête. Peut-être, mais là, seul au milieu du studio vide je sentais mon corps impuissant, je n’étais plus assez danseur, plus assez libre de mes mouvements pour m'exorciser par mes gestes ; depuis trop longtemps je faisais circuler mes émotions par le corps des autres. Avivée par le silence et l’immobilité, la brûlure, insupportable au creux de l’estomac, un ulcère irrigué par les fluides acides venant de mon cerveau me privait de toute ressource, une douleur faite de soupçons et de doutes, nourrie par toutes les petites douleurs enfouies, rentrées, s'agrégeant dont je sentais converger tous les ruissellements qui s’étaient dégelés. Une douleur à se jeter par la fenêtre. Alors, je me souviens de m'être assis à mon bureau, dans la petite alcôve qui fait face à la salle comme l'on s'accoude un soir de solitude à un balcon pour voir passer la foule, y chercher un visage familier, pour apercevoir un ami. Et si j'écrivais ? Antinomie du chorégraphe qui écrit ? J'avais toujours noté des pensées, des projets, des commentaires, mais là c'était tout autre chose, écrire ce que l'on ne peut plus danser, se servir des mots qui ne sont plus des gestes, mais des signes. J’ai allumé l’écran, voyageur perdu, je me suis cramponné à sa lumière, tentant de me souvenir comment, si souvent, les gestes m'avaient fait signe. La lumière du néon tombant du mur derrière moi insinuait son rayon sale, tranchait le dos de mes mains de sa lame ébréchée avant de se perdre sur les lattes du parquet de bois. Tout au fond son faisceau pâle laissait s'effacer dans l'ombre le vieux trompe-l'œil des trois grandes fenêtres en ogive qui donnaient sur la rue. Figé par l’urgence, intimidé, pressé, avec la peur d'être maladroit comme à l'instant des gestes qui précèdent l'amour, je m'accrochais à la vision de ces deux mains ainsi suspendues au-dessus des touches comme deux griffes menaçantes et, peu à peu, au travers du silence de la pièce déserte, j’ai écouté monter en moi une bouillie d’images et d’émotions. Elle a gonflé, elle est devenue si énorme que, si j'avais décalé mon regard, elle aurait occupé tout mon champ de vision, alors, j’ai posé le crochet de mes mains sur le clavier. Elles sont redevenues inoffensives et vivantes. Je me suis mis à écrire.        {loadmoduleid 197}