Pourquoi, connaissant l’enjeu de cette première commande tant attendue, prendre le risque avec cette technique trop classique de paraître ringard ?
Pourquoi risquer ainsi de tout perdre pour ne rien lâcher ?
Féminité de fleurs artificielles piquées sur leurs chaussons roses, fleurs desséchées sur des échasses rigides, fausse grâce, perte du naturel, artifice, mélancolie stérile…
Tes mots étaient aussi les miens.
Tu as raison. Pourquoi faire ce que je savais devoir me nuire ?
J’essayais de me tenir au plus près du souvenir… les pointes… pourquoi les pointes ?
Les danseuses sur scène réapparaissaient et je ne pouvais m’empêcher d’aimer ce que je revoyais.
Le corps sur pointe, mais débarrassé des momeries d’univers de conte pour enfants, de la mièvrerie, de la joliesse du tutu et du diadème.
Une ligne pure, une ligne sans assise. Un défi, une étrangeté ?Un recul du poids et de la gravité, la danse sans la matière, la victoire sur la contrainte. Un corps sans entrave, un idéal. Quelque chose que l’on ressent parfois nonobstant les tutus et les diadèmes quand la magie d’un grand corps de ballet atteint une forme de perfection et parvient à en faire oublier les accessoires.
Assis dans mon fauteuil, j’étais soulevé moi aussi, mené au bout de moi-même par les pointes,cet adjuvant de la beauté qui cherche du côté de l’absolu, de l’absence d’attache, de la totalité, de l’impossible.
L’impossible d’une vie sans tache ?
Je suis un vieil enfant, tant pis, je le sais, je l’assume. Les pointes, j’ai cessé de croire qu’elles ont un avenir, mais je veux continuer à me battre pour elles, j’en suis encore là, l’Idéal !
Non, ce n’est pas du courage, j’ai bien trop de doutes pour être téméraire.
Une fidélité mal placée ?L’antithèse de la chaleur ?
L’impossibilité de faire autrement, de laisser une partie de moi au vestiaire.
L’incapacité de prendre en compte la réalité.
Et puis, parce que sinon quelque chose est détruit et cela me suffit.
Rester attacher à de vieilles nostalgies, s’y raccrocher pour ne pas tomber, je ne peux pas y renoncer.
Recherche d’une ligne, d’une ligne sans fin, la ligne de chant de la danse, de l’infinipar attachement à d’anciennes beautés passées, moquées, dépréciées, alors, les pointes ?
Je les aime.
Sur scène, tout continue sans moi, je ne suis qu’un badaud ébahi devant le montreur d’ours.
À peine la surface d’un minuscule rectangle tout au bout du chausson pour piquer le sol et les têtes, là-haut, caressent les nuages ! Des années de travail pour créer ce mirage, le corps à son zénith, tendu vers sa plus grande hauteur. Les pointes, la technique de l’élévation. Sa démonstration.
Bêtise, cette idée d’élévation !
Elle m’obsède. Monter, toujours vouloir monter, l’art peut-il êtreencore élévation quand la danse elle-même veut s’enfoncer dans le sol ?
Renoncer aux pointes, la nouvelle réalité est-elle là, dans l’absence de prétention à s’élever ?
Goût de l’élévation ? La grandeur du petit-bourgeois !
Distinction sans Bourdieu ? Tare sociale !Fumée?
Et moi qui voudrais t’expliquer que l’essentiel est peut-être là, dans cette possibilité de se tenir au bout de soi-même. La pointe comme un passage à la limite.
Orgueil idiot comme tous les orgueils…
Forme d’humanité !
Il me reste toujours la preuve par le vide, par ce que nous serions sans cet orgueil. Ne vient-elle pas de lui, la force qui nous a fait sortir des grottes et des famines ? Les pointes, je les rêve comme le dernier prolongement de l’effort de ces hominidés qui se sont redressés pour voir au loin, l’ultime élan de cet effort pour vaincre les forces qui font ramper au sol.
Enfiler ses chaussons, danser comme se lever et partir, sortir de la caverne…
Tu ris ? Tu as raison. Il ne manquait plus que Platon !
Au centre de la scène Magali fait un piqué en arabesque, sa jambe fine devient un horizon. Hauteur et attraction du sol, l’équation de la danse toute entière est posée sur ses pointes, une équation impossible à résoudre, il faudrait pour cela glisser dans la même formule mon athéisme virulent et l’envie de s’élancer vers le ciel.
Entrevoir sur la scène la possibilité d’une grandeur humaine sans le divin, était-ce cela « mon » Faust ?
Tu me dis, ou plutôt, tu me souffles : il faut être de son temps !
Y vivre ne suffirait donc pas ? Et puis je ne sais pas ce que cela veut dire. Être perché comme Damien sur son totem ou parcourir des sentiers de plaine, accepter le marécage comme lieu définitif ? Tout aplatir, le haut, le bas, ce qui vaut, ce qui ne vaut pas, de simples conventions ?Des masques, des idoles ?
J’entends rire l’œil là-haut derrière la vitre. Je l’ai entendue tant de fois cette nécessité pour l’artiste de savoir se courber dans le sens du vent, le temps de faire sa place et ainsi, plus tard, après les compromis, pouvoir tout se permettre. Au risque de se perdre.D’avoir déjà disparu.
Grandiloquence et phrases de théâtre !
Peut-être, mais qui pourrait nier que ces danseuses étaient belles ?La beauté d’un instant, là, une apparition comme une évidence, celle-là je ne la lâcherais pas !
Tu ris encore, je sais pourquoi, nous en avons tant ri déjà, de gêne, de trouble, tu n’as pas besoin de me la rappeler cette phrase de Delacroix « … ce beau immuable qui change tous les vingt ou trente ans. » Et je te dispense à l’avance de l’insupportable idée de goût, car je sais, il faudrait, en plus, être « au goût du jour » et même « aux goûts du jour » qui changent de plus en plus vite et se démultiplient, « les goûts et les couleurs » ne se discutent pas, chacun son plat et chacun sa beauté, le menu est ouvert !
Tout ceci, Magali, les pointes, rien qu’une beauté particulière ?Celle qui me touche, rien de plus ?
Pas seulement.
Le Beau, je veux y croire encore.Une destination et mille traversées, par l’entrebâillement des mouvements qui ne sont pas encore décidés, je l’ai aperçu, je t’assure ! Le beau et la beauté, ce qui éclaire le monde par la richesse de sens nouveaux, offerts, ils sont si généreux.Ils savent créer des ramifications qui se dispersent et brisent la glace creuse du non-sens de mille sillons sur lesquels on peut se promener, errer à la lumière de ces faisceaux qui passent par l’interstice des formes, des couleurs, des sons et des matières comme autant de repères, comme autant d’aventures possibles.
Des mots me venaient que je dressais comme des barricades.
La délicatesse,le miracle des doigts de la danseuse qui se déploient comme une fleur de pêcher et l’inutile, comme ces danseuses de dos, trop loin de l’avant-scène qui s’appliquent en gestes imperceptibles.Il y a dans un spectacle, dans la vie, en amour, une infinité de mouvements qui ne seront pas vus, d’infinies perfections minuscules. On peut toujours chercher à justifier la morale par la raison ou l’efficacité, il restera la beauté du don, du geste resté secret, toutes ces fidélités insoupçonnées à ce que l’on croit devoir faire. La preuve se faisait sous mes yeux, là, Magali. Regarde ! La splendeur inutile d’un simple « port de bras ».
— Attendez, je descends.
Je recueille les regards anxieux, interrogatifs et déjà fatigués, la sueur leur fait rougir les yeux.
— C’était bien, très bien, simplement pour aller au bout il manque un rien, vous y êtes…
Je grimpe sur la scène et je change de monde, je le ressens si fort.Je respire un peu de cet air différent, je le sirote, il a l’épaisseur nourrissante d’une ambroisie ; dressé face à la salle, je me régale un instant de son vertige.
— Tu permets ?
Ma main se pose délicatement sur une hanche. Une hanche de danseuse. Entre mes doigts une embuscade. Sous le moelleux d’une pulpe ferme et fine, pointe la dureté menaçante d’un os. Je la lâche aussitôt.
— Décale un peu, oui comme ça, sert toi de l’appui, visualise, oui, super, on reprend ?
Je sais sans l’avoir pratiqué que le travail sur pointes est exténuant, tant de force nécessaire, des années d’exercices et de souffrances pour dompter cette nouvelle construction de soi-même, un effort gigantesque qu’il ne faut pas montrer, c’estça le nœud du jeu.
— C’était bien, mais je voudrais qu’on reprenne ce passage sans musique, je voudrais que vous alliez plus loin encore dans les déséquilibres et les décalés…
Le décalé : la prudente révolution du néoclassique, se décaler de la verticale sans la perdre de vue, cela ne me suffisait plus.
J’avais d’abord félicité et puis, comme toujours, j’ai ajouté quelque chose à améliorer. Le texte me mettait face à mon insatisfaction chronique qui affleure sous chacun de mes compliments et trouve toujours de bonnes raisons à s’exprimer, à exiger.
— Utilisez les appuis les unes sur les autres, prenez plus de risques…
Des risques ?
Faire prendre des risques aux autres ?
C’était à ces mots que j’étais resté suspendu, hésitant, au beau milieu de mes explications.
Elles ne bougent pas.Les visages fermés hésitent entre fatigue et désir de bien faire.
Solène me sourit.
Je n’ai plus rien à demander ou, alors, rien qu’à moi-même.
Elles se remettent en place, elles doivent me trouver injuste, tyrannique peut-être. Et tout recommence, je les efface, plus de danseuses, mais des entrelacements de lignes et puis…
— STOP !!!
C’est affreux ! Sans musique les pointes fontun tel vacarme. La magie est mise à mal par un curieux contraste, la légèreté des corps n’est plus chaussée de silence, mais de lourdes semelles rigides qui claquent sur le bois de la scène pour simuler l’apesanteur !
— On reprend, avec la musique s’il vous plaît, plage 4. Merci.
Je me laisse gagner par la musique de Brahms et ces créatures sur lesquelles plus rien n’a de prise.
J’y étais ! Comment le dire ? Une pure abstraction !
C’est pour cela, pour sauver cet instant que je dois insister encore, il faut que tu le saches. La pointe, ce n’est qu’un moule de carton et de toile cerclé autour d’un cambrion de bois, pourtant depuis l’enfance, pendant toutes ces années passées dans des salles de danse, des vestiaires, j’ai appris à l’aimer, à en aimer l’odeur, ce mélange de satin et de colle, de grâce et de douleur, une boite qui enserre les pieds pour relâcher l’étau de la pesanteur. L’odeur de la danseuse, l’odeur de la magie, comment s’en dépouiller ? La danseuse s’assoit, dénoue les lacets qui se répandent en boucles souples autour de sa cheville,retire son chausson, le pied sort de sa gangue, symbole de la danse tout entière, pied déformé, meurtri, congestionné parfois jusqu’au sang, un reste d’héroïsme dans un parfum de satin rose…
C’est ridicule, c’est dépassé, c’est un cliché ? Tant pis, je n’y renonce pas. Je t’en raconterai aussi le revers, les escalopes, je sais, cela ne se fait plus, mais je l’ai vu cent fois. La viande, la vraie, posée fraiche sur la chair à vif pour diminuer le frottement et qui ressort noircie, sanglante, pétrie et putréfiée de cette volonté de danser quand même, sans la peau. L’envers de la beauté du geste, le Méphisto de ce sacrifice indéfendable, réservé aux seules femmes, inacceptable, je le sais aussi. Intolérable et merveilleux. La souffrance et la grâce, le travail et l’instant, la pointe renferme tout cela, une façon de se tenir debout pour se créer soi-même.
Créer pour se sentir debout, tenter de partager l’essentiel.
Je m’emportais encore, peut-être parce qu’il y avait là quelque chose de ma propre souffrance, les pointes… comme une envie de s’élancer qui saurait que cet élan n’est plus de mise.
Tout cela aussi, je le sais, tu vas l’envoyer promener, l’héroïsme ignoble et bête, l’illusion du dépassement, sublimation dans la douleur et autres compensations symboliques et tu auras raison, mais, alors, seuls comptent la vie et le plaisir ?Le confort, la facilité, tout s’y ramène !La jouissance, la jouissance toujours. Non, le mot est trop fort, trop sensuel, il s’agit plutôt de satisfaction.
Je t’entends, j’entends bien, de toute part. L’art est démocratique, le spectateur doit se retrouver sur scène, l’art cherche à reproduire la vraie vie, l’interroger sans l’embellir, sans l’emballer dans de vieilles lunes romantiques. Les bons livres sont ceux qui transcrivent fidèlement nos conversations et nos petits tracas sans changer leur vocabulaire, je le sais ça aussi ! On ne vit pas sur la pointe des pieds, on raccourcit les mots, on se marre, on s’éclate, on jouit tout de suite, sans vergogne et sans aucun délai.
S’il n’y a plus de hiérarchie, si tout est horizontal, tu as gagné !Les pointes sont indéfendables, le Beau n’existe pas, le pantin n’aura rien à me dire. Il est mort pour rien.
Faust s’est déjà vendu.
Non, pas encore !Le spectacle ne fait que commencer.
La musique s’éteint.
— Merci, bravo. C’était très beau.
Pour les danseuses-fleurs, épuisées, là, sur la scène, ce mot a encore un sens.
Je ne bouge pas.
Rigidité des chaussons, fluidité des bras et des colonnes vertébrales… Vissé entre solidité et abandon, je n’ai pas envie de rompre cet instant qui se défait peu à peu au rythme des corps exténués qui sortent lentement de scène. Certaines boitent même légèrement comme des soldats quittant le champ de bataille.
Image facile, image fidèle à une vérité que l’on ne voudrait plus voir.
Image véridique, car les danseurs sont des guerriers, ils se battent et leurs armes, ce sont leurs pieds !
Des pieds qui parlent, se cambrent, ceux du danseur classique guident ses mouvements, ce sont eux qui font lever si haut les jambes.Développés, arabesques et autres grands battements qui ouvrent le corps s’accrochent à la force de leur cambrure. Ils piquent le sol, se croisent, se tournent, battent en l’air, s’écartent, s’articulent. Le pied n’est plus celui qui botte ou qui écrase sur commande, il mène une vie autonome, il se tend, se relâche, offre de nouvelles sensations pour porter différemment le corps tout entier. Et j’aime imaginer dans le cerveau, une petite zone qui s’élargit, les liaisons nerveuses y ramifient une sensibilité intrinsèque à la plante des pieds, le pied se fait intelligent, le danseur s’y exprime, sous ses coussinets s’ouvrent de nouvelles possibilités de saisir le monde, saisir le sol avec les orteils comme avec des mains, le brosser, le repousser, le frôler, le caresser…
Est-ce que tu peux l’imaginer, ce pied cambré,qui est bien plus qu’un ornement, bien plus excitant qu’unsymbole érotique ?Il est le sujet des conversations, il change la ligne d’une jambe, la beauté d’un saut, favorise, condamne des espoirs. Des carrières se sont jouées sur sa courbure ! On travaille son cou-de-pied, on l’observe, tu peux me croire, les danseurs classiques rêvent d’avoir un beau cou-de-pied comme d’autres un joli visage.
Et puis parfois, d’avoir été tant sollicités, assouplis, investis, les chevilles trahissent, les pieds lâchent et c’est la chute.
Je te laisse ! J’en ai fini, la beauté, l’inutile, l’absolu, les pointes…
J’étais indécrottable ! Mais j’avais avancé puisque je le savais. J’en étais presque fier, fier de cette nostalgie de ce qui disparaît, de cette façon de vouloir retenir sans espoir de gagner, de retenir le temps avec des images, des sons, des odeurs de chaussons, de persister à penser que les pointes ont encore quelque chose à nous dire.
Oui, cette ligne arrondie, cette voûte longuement travaillée, la cambrure d’un cou-de-pied sur pointe peut nous dire, peut-être, qu’il ne faut pas briser, mais infléchir la course du temps et profiter de sa courbure.
Oui, il faut infléchir. Tant de résonances dans ce mot, plier, attendrir, prendre le temps de pouvoir changer une trajectoire, une démarche artistique, un parcours de vie, infléchir un texte qui avance.
Oui, infléchir, ne pas rompre, ne pas se séparer.
Ne pas laisser tomber ?
Extrait de La Danse de Faust