Colette
"Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d’une bienheureuse défunte. C’est blanc, comme le corps d’une bienheureuse défunte. C’est un parfum compliqué qui surprend, qu’on respire attentivement, avec le souci d’y démêler l’âme blonde de ton tabac favori, l’arôme plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé qui s ’exhale de moi ; mais cette agreste odeur d’herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne ou tienne? "
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Jean Giono - Rondeur des jours
"J'ai revu cette vieille épicerie, échouée, toute de guingois dans un coude de la ruelle. Le tourbillon des foires ronfle maintenant là-bas loin, sur la place du monument aux morts; le flot de la vie coule dans d'autres rues contre la carène d'étincelantes boutiques. Les nouvelles ménagères veulent des machines de précision pour découper le jambon, des balances qu'on lit avec une table de logarithmes, des fioles de carry et des conserves d'anchois à la dynamite. Tant de choses que la petite épicerie n'a pas osé... et, d'abord, c'est une épicerie-mercerie. Alors, elle a amené tous ses pavillons et elle meurt, seule, là, dans l'anse vaseuse de la ruelle.
C'est dans cette épicerie que je venais m'embarquer pour les premiers voyages vers ces pays de derrière l'air. Tous les jeudis soir on me menait chez ma tante. C'était là, dans cette petite rue, une vieille maison obèse qui débordait l'alignement de tout son ventre soutaché de balcons de fer. Le couloir vous saisissait aux épaules avec des mains de glace, vous donnait d'une marche sournoise dans les jambes et, tout compte fait, vous poussait devant la porte de la cave. Je n'ai jamais connu de personne plus énervée ni plus aigre que cette porte de la cave. Elle tremblait dans un courant d'air perpétuel qui semblait monter du fond de la terre. Elle grinçait un: «Ah! bon, c'est ceux-là, ça va bien.» Et alors, en étendant les bras, on finissait par toucher la pomme de la rampe.
Là-haut, c'était une pièce comme un champ de manoeuvre avec, au fond, un petit feu d'âtre, un feu jouet, un feu enfant tout gringalet, pas sérieux pour un sou et qui se cachait en sifflant sous des bûches vertes encore humides de toute la sueur de la colline. La tante s'animait dans sa chaise avec un bruit de jupes froissées et de craquements de bois secs. Elle avait en nous regardant un sourd grognement de gros chat qui voit le papier de boucherie et sa grande voix d'homme se ruait tout de suite dessus ma mère pour un orage de questions et de réponses dont toute une semaine de silence l'avait gonflée. En deux temps et trois mouvements j'étais rejeté vers l'ombre, les épaules endolories et les joues en feu comme picorées par une poule; la tante avait les mains sèches et les joues dures.
Je redescendais à pattes souples l'escalier et, dans la rue, tournais le coin.
Voilà l'épicerie-mercerie de Mlle Alloison. Ah! Mlle Alloison! Un long piquet avec une charnière au milieu. Ça se ployait en deux, ça se frottait les mains, ça disait: «Ah! Janot, on est venu chez la tante, alors?» Ça avait la taille serrée dans la boucle d'une cordelière de moine, et un large ciseau de couturière lui battait le mollet. Elle était tout en soupirs et en exclamations. Un soir on avait dit, sans se méfier de moi, qu'elle avait été jolie en son jeune âge. Elle était l'entrepositaire du «Bulletin paroissial». Elle savait par coeur ce que je venais chercher; elle rentrait dans sa cuisine et elle me laissait seul dans l'épicerie.
Il n'y avait qu'une lampe à pétrole pendue dans un cadran de cuivre. On semblait être dans la poitrine d'un oiseau: le plafond montait en voûte aiguë dans l'ombre. La poitrine d'un oiseau? Non, la cale d'un navire. Des sacs de riz, des paquets de sucre, le pot de la moutarde, des marmites à trois pieds, la jarre aux olives, les fromages blancs sur des éclisses, le tonneau aux harengs. Des morues sèches pendues à une solive jetaient de grandes ombres sur les vitrines à cartonnages où dormait la paisible mercerie, et, en me haussant sur la pointe des pieds, je regardais la belle étiquette du «fil au Chinois». Alors, je m'avançais doucement doucement; le plancher en latte souple ondulait sous mon pied. La mer, déjà, portait le navire. Je relevais le couvercle de la boîte au poivre. L'odeur. Ah! cette plage aux palmiers avec le Chinois et ses moustaches. J'éternuais. «Ne t'enrhume pas, Janot. - Non, mademoiselle.» Je tirais le tiroir au café. L'odeur. Sous le plancher l'eau molle ondulait: on la sentait profonde, émue de vents magnifiques. On n'entend plus les cris du port.
Dehors, le vent tirait sur les pavés un long câble de feuilles sèches. J'allais à la cachette de la cassonade. Je choisissais une petite bille de sucre roux. Pendant que ça fondait sur ma langue, je m'accroupissais dans la logette entre le sac des pois chiches et la corbeille des oignons; l'ombre m'engloutissait: j'étais parti."
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Philippe Delerm - La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules
"L'odeur des pommes On entre dans la cave. Tout de suite, c'est ça qui vous prend. Les pommes sont là, disposées sur des claies - des cageots renversés. On n'y pensait pas. On n'avait aucune envie de se laisser submerger par un tel vague à l'âme. Mais rien à faire. L'odeur des pommes est une déferlante. Comment avait-on pu se passer si longtemps de cette enfance âcre et sucrée ? Les fruits ratatinés doivent être délicieux, de cette fausse sécheresse où la saveur confite semble s'être insinuée dans chaque ride. Mais on n'a pas envie de les manger. Surtout ne pas transformer en goût identifiable ce pouvoir flottant de l'odeur. Dire que ça sent bon, que ça sent fort ? Mais non. C'est au-delà... Une odeur intérieure, l'odeur d'un meilleur soi. Il y a l'automne de l'école enfermé là. A l'encre violette on griffe le papier de pleins, de déliés. La pluie bat les carreaux, la soirée sera longue ... Mais le parfum des pommes est plus que du passé. On pense à autrefois à cause de l'ampleur et de l'intensité, d'un souvenir de cave salpêtrée, de grenier sombre. Mais c'est à vivre là, à tenir là, debout. On a derrière soi les herbes hautes et la mouillure du verger. Devant, c'est comme un souffle chaud qui se donne dans l'ombre. L'odeur a pris tous les bruns, tous les rouges, avec un peu d'acide vert. L'odeur a distillé la douceur de la peau, son infime rugosité. Les lèvres sèches, on sait déjà que cette soif n'est pas à étancher. Rien ne se passerait à mordre une chair blanche. II faudrait devenir octobre, terre battue, voussure de la cave, pluie, attente. L'odeur des pommes est douloureuse. C'est celle d'une vie plus forte, d'une lenteur qu'on ne mérite plus."
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Charles Baudelaire - « Un hémisphère dans une chevelure », 1869, Le Spleen de Paris
« Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique.
Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent de grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus beau et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles et par la peau humaine.
Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques, d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure je m’enivre des odeurs combinées du goudron, du musc et de l’huile de coco.
Laisse-moi mordre longtemps tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs. »
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J. C. Huysmans - A Rebours
«Là, en faisant saler l’eau de sa baignoire et en y mêlant, suivant la formule du Codex, du sulfate de soude, de l’hydrochlorate de magnésie et :de chaux ; en tirant d’une boîte soigneusement fermée par un pas de vis, une pelote de ficelle ou un tout petit morceau de câble qu’on est allé exprès chercher dans l’une de ces grandes corderies dont les vastes magasins et les sous-sols soufflent des odeurs de marée et de port ; en aspirant ces parfums que doit conserver encore cette ficelle ou ce bout de câble ; en consultant une exacte photographie du casino et en lisant ardemment le guide Joanne décrivant les beautés de la plage où l’on veut être ; en se laissant enfin bercer par les vagues que soulève, dans la baignoire, le remous des bateaux-mouches rasant le ponton des bains ; en écoutant enfin les plaintes du vent engouffré sous les arches et le bruit sourd des omnibus roulant, à deux pas, au-dessus de vous, sur le pont Royal, l’illusion de la mer est indéniable, impérieuse, sûre. »
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J. C. Huysmans - A Rebours
"Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une essence formée d’ambroisie, de lavande de Mitcham, de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lorsqu’elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu’on lui décerne, d’extrait de pré fleuri ; puis dans ce pré, il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur d’oranger et d’amande, et aussitôt d’artificiels lilas naquirent, tandis que des tilleuls s’éventèrent, rabattant sur le sol leurs pâles émanations que simulait l’extrait du tilia de Londres.
Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère pluie d’essences humaines et quasi félines, sentant la jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stéphanotis, l’ayapana, l’opoponax, le chypre, le champaka, le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de seringa, afin de donner dans la vie factice du maquillage qu’ils dégageaient, un fleur naturel de rires en sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.
Ensuite il laissa, par un ventilateur, s’échapper ces ondes odorantes, conservant seulement la campagne qu’il renouvela et dont il força la dose pour l’obliger à revenir ainsi qu’une ritournelle dans ses strophes.
Les femmes s’étaient peu à peu évanouies ; la campagne était devenue déserte ; alors, sur l’horizon enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols de punch. Un souffle de fabriques, de produits chimiques, passait maintenant dans la brise qu’il soulevait avec des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette purulence de l’air, ses doux effluves.
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts, une boulette de styrax, et une très bizarre odeur montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répugnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de la jonquille et de l’immonde puanteur de la gutta-percha et de l’huile de houille. Il se désinfecta les mains, inséra en une boîte hermétiquement close, sa résine, et les fabriques disparurent à leur tour. Alors, il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls et des prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu du site magique momentanément dépouillé de ses lilas, des gerbes de foin s’élevèrent, amenant une saison nouvelle, épandant leur fine effluence dans l’été de ces senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés, lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et sublimée, forçant ses haleines, chargeant d’alcoolats en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et charmante, toute paradoxale, réunissant les piments des tropiques, les souffles poivrés du santal de la Chine et de l’hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs françaises du jasmin, de l’aubépine et de la verveine, poussant, en dépit des saisons et des climats, des arbres d’essences diverses, des fleurs aux couleurs et aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé, imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un obstiné refrain, la phrase décorative du commencement, l’odeur du grand pré, éventé par les lilas et les tilleuls. »
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J. C. Huysmans - A Rebours
"L’Abbé Jules de Mirbeau. Lorsqu’il rencontre une jeune paysanne, lors d'une de ses nuits de marche, sa senteur réveille en lui la bête :
Et de cette fille une odeur montait, âcre et grisante, une odeur de fauve, une odeur de musc et d'étable, de fleur sauvage et de chair battue par le travail et par le soleil. L'abbé en fut, en quelque sorte, étourdi.
A respirer ce brutal parfum, il sentit un désir lui mordre le coeur violemment. Du feu s'alluma dans ses veines. Il frissonna. Et, les narines écartées, comme font les étalons qui flairent, dans le vent, les odeurs de femelles, il poussa un soupir qui ressemblait à un hennissement.102
Le Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau (1899) que nous trouvons l’exemple le plus extrême : l’animalité du rapport amoureux est transférée sur une fleur. Clara, traversant le jardin avec le narrateur, Claude, après la visite du « bagne », s’arrête brutalement :
Inquiète, nerveuse, les narines battantes, ainsi qu’une biche qui vient de flairer dans le vent l’odeur du mâle, elle huma l’air autour d’elle. Un frémissement, que je connaissais pour être l’avant-coureur du spasme, parcourut tout son corps. Ses lèvres devinrent instantanément plus rouges et gonflées.
- As-tu senti?... fit-elle d’une voix brève et sourde.
- Je sens l’arôme des pivoines qui emplit le jardin... répondis-je.
Elle frappa la terre de son pied impatient :
- Ce n’est pas cela !... Tu n’as pas senti ?... Rappelle-toi !...
Et, ses narines encore plus ouvertes, ses yeux plus brillants, elle dit:
- Cela sent, comme quand je t’aime !...(...)
En effet, une odeur puissante, phosphatée, une odeur de semence humaine montait de cette plante... Clara cueillit la tige, me força à en respirer l’étrange odeur, puis, me barbouillant le visage de pollen:
- Oh ! chéri... chéri !... fit-elle... la belle plante !... et comme elle me grise !... Comme elle m’affole !... Est-ce curieux qu’il y ait des plantes qui sentent l’amour ?..."
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Sylvie Reymond Bagur, La Danse de Faust
À peine mes doigts ont-ils saisi l’étoffe lourde et cotonneuse du pendrillon qui sépare les coulisses de la scène qu’elle m’a happé, envahi, emporté. Un instant, immobile, je ferme les yeux pour entendre sa présence, prolonger son baiser.
L’odeur du théâtre !
Vibrante et close sur tant de spectacles passés, l’odeur des artistes en sueurs, des corps émus, des vieilles tragédies, des rires accumulés sous la poussière des fauteuils en velours, une odeur d’astres artificiels, l’odeur unique d’un univers sans soleil et sans lune, un monde qui a ses propres couleurs, ses rites, son langage !
Mais comment raconter un parfum d’initiés ? Quelle métaphore pourrait décrire un arôme fait du souvenir de chaque moment passé ici ou dans un autre théâtre, moments arrachés au défilement des jours, quelle image pourrait réunir l’air enchanté qui permet de donner naissance, l’air de la liberté, du travail, du plaisir jusqu’à l’épuisement et puis, l’artisanat de l’émotion et ses instants précieux de quasi-vérité où faire, être et devenir sont enfin réunis ?
Et je reste là, encore un peu, à humer, inspirer cette possibilité d’être dans un théâtre, de jouir du bonheur de celui qui rentre enfin chez lui.
J’aurais voulu, pour raconter cela, utiliser les mots comme j’avais parcouru les coulisses, prudemment comme on avance les yeux fermés, ne pas dire, effleurer et puis mon texte s’était emballé. Tant pis ! Il était vrai ce sentiment d’être enfin éveillé, enfin vivant, l’impression que l’air vicié du théâtre était mon seul avenir.
Un air auquel ne s’était pas encore mêlé l’effluve cuivreuse du sang.
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Sylvie Reymond Bagur, La Danse de Faust
Pendant un instant, j’ai même pensé que, de toutes les heures de travail, de recherche, de bataille avec la danse, avec moi-même, ici, dans ce studio, ne restait que cela comme seule certitude, ces moments de pauses autour d’un café, petit plaisir sans culpabilité, admis, incontestable. Et puis l’odeur, une de ces choses que l’on est sûr de partager sans savoir exactement ce que les autres y trouvent, cette chose que l’on ne voit pas et qui parle directement au corps, qui vous pénètre avant même d’être décryptée, une de ces rares choses dont on peut jouir les yeux fermés. L’odeur du café m’envahissait et puis partait à l’aventure. Je croyais apercevoir son nuage qui ranimait la salle vide, rallumait des présences. Autour de moi, vibrait un rayonnement, une force, un peu de cette énergie que les danseurs avaient cherché, eux aussi, en actionnant le bouton de la machine, un peu de leur désir d’aller toujours plus haut, plus loin, plus grand, pour "occuper l’espace" comme je leur criais souvent. Immobile, attentif, narines ouvertes, le parfum du café m’offrait de retrouver un peu de cette possibilité que nous donne la danse, l’impression de sentir et, en même temps, connaître, connaître par le mouvement, par le corps. Je me concentrais pour rappeler plus nettement encore le plaisir de danser, convoquer l’émotion, le bonheur de la danse. Puis, peu à peu, autre chose sourdait, cela venait du lieu, du liquide noir et chaud, du souvenir peut-être, une sorte d’écume faite de démesure et de fragilité, la fragilité du danseur, fragilité de l’éphémère, de ces moments où l’on réussit à ne faire qu’un avec son corps ou bien de ces instants où l’on va vers l’autre et partage un café. Je fermai les yeux pour sentir mieux encore tout ce qui remontait, les ambitions énormes, les rêves dérisoires, ceux qui occupent le temps d’une pause ou le temps d’une vie, tout se concentrait, se racontait dans la persistance d’un arôme.
Pendant un instant, j’ai même pensé que, de toutes les heures de travail, de recherche, de bataille avec la danse, avec moi-même, ici, dans ce studio, ne restait que cela comme seule certitude, ces moments de pauses autour d’un café, petit plaisir sans culpabilité, admis, incontestable. Et puis l’odeur, une de ces choses que l’on est sûr de partager sans savoir exactement ce que les autres y trouvent, cette chose que l’on ne voit pas et qui parle directement au corps, qui vous pénètre avant même d’être décryptée, une de ces rares choses dont on peut jouir les yeux fermés. L’odeur du café m’envahissait et puis partait à l’aventure. Je croyais apercevoir son nuage qui ranimait la salle vide, rallumait des présences. Autour de moi, vibrait un rayonnement, une force, un peu de cette énergie que les danseurs avaient cherché, eux aussi, en actionnant le bouton de la machine, un peu de leur désir d’aller toujours plus haut, plus loin, plus grand, pour "occuper l’espace" comme je leur criais souvent. Immobile, attentif, narines ouvertes, le parfum du café m’offrait de retrouver un peu de cette possibilité que nous donne la danse, l’impression de sentir et, en même temps, connaître, connaître par le mouvement, par le corps. Je me concentrais pour rappeler plus nettement encore le plaisir de danser, convoquer l’émotion, le bonheur de la danse. Puis, peu à peu, autre chose sourdait, cela venait du lieu, du liquide noir et chaud, du souvenir peut-être, une sorte d’écume faite de démesure et de fragilité, la fragilité du danseur, fragilité de l’éphémère, de ces moments où l’on réussit à ne faire qu’un avec son corps ou bien de ces instants où l’on va vers l’autre et partage un café. Je fermai les yeux pour sentir mieux encore tout ce qui remontait, les ambitions énormes, les rêves dérisoires, ceux qui occupent le temps d’une pause ou le temps d’une vie, tout se concentrait, se racontait dans la persistance d’un arôme.
Je n’en pouvais plus de cette posture intenable, je me réfugiais dans ta présence qui vaguait autour de moi, tu étais là, tu m’accueillais, je fermais les yeux pour ne plus respirer que la senteur tiède de ton cou velouteux. Le souvenir de ton odeur pour y éteindre ma pensée…
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Sylvie Reymond Bagur, La Danse de Faust
Le long de l’allée du théâtre, des massifs de genêts, fleurs jaunes, tiges raides, buissons hirsutes, l’odeur de juin dans le midi. J’aurais presque envie d’en faire des bouquets pour en illuminer la scène du jardin. Je serais curieux de voir les lumières de Yohan rebondir sur ces torches dorées, je ne m’attarde pas, plus que jamais, mon temps est étriqué. Je pousse la porte, toujours cette même porte battante avec son poussoir de fer noir, elle m’est devenue familière. L’odeur du théâtre amère, régressive, me prend au nez comme une menace, j’ai encore les yeux pleins de soleil et de genêts et il me faut plonger dans un relent de renfermé. Le théâtre aurait-il perdu de ses pouvoirs ? Très vite, la voix sonne, toujours cette même voix, d’un ton plus grave, j’y sens une volonté d’appesantir.
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Sylvie Reymond Bagur, Sève d'automne
La route monte maintenant. Partout, sous les troncs noirs dénudés par l’hiver, comme un vieux souvenir d’été, le tapis épais de feuilles de châtaigniers s’efface sous le givre comme les souvenirs s’effacent sous l’envie de se rappeler, souvenirs tant ressassés, usés d’avoir trop servis, usés par l’envie d’espérer, les envies de survivre qui se sont frottées à eux comme à des talismans précieux jusqu’à ne plus en laisser qu’une transparence vague. Alors, il faut lever les yeux, regarder et accepter de voir son pays courir autour de lui de chaque côté du chemin. S’il était revenu plus tôt, il aurait pu sentir l’odeur d’humus si particulière de ses sous-bois, une odeur de mousses crépues où, parfois, se dresse un cèpe fanfaron, l’odeur des châtaignes qui germent dans la bouche entrouverte des vieilles bogues moites, l’eau lui vient à la bouche… Mais, partout, ce ne sont que des troncs noirs qui tordent leurs bras maigres vers le ciel, une nudité qui lui en rappelle d’autres. Désolation, c’est le mot qui lui vient… Non, ce n’est pas cela ! Ici les arbres se reposent, savent que le printemps va venir, ce n’est qu’un peu d’humilité face à la force de l’hiver. Et puis, pour poser son regard, il lui reste la roche. Telle une belle dame qui laisse glisser son manteau pour mieux dévoiler ses joyaux, partout, sur les pentes, les murets, les falaises, la forêt d’hiver montre sa parure de schiste. Et, dans ce geste, il reconnaît sa générosité secrète. Pour celui qui ne la connaît pas, la vallée paraît sombre, encaissée, il faut être né là pour savoir s’éblouir de l’éclat des cristaux de quartz et de mica nichés dans la pierre noire, bien la connaître pour être fier et se sentir content de la nuance rousse qu’elle a su ajouter au gris sombre du schiste. Si l’on sait voir, alors, comme ce soir, tout brille au fond de sa petite vallée. Ici, la richesse, il faut l’apprivoiser, savoir tirer son bonheur de la vigueur d’un ruisseau, jouir de la rondeur fripée d’un tronc de châtaignier. Son pays, il a fallu qu’il parte loin pour le désirer, c’est là-bas seulement qu’il a compris combien il était riche, de cette richesse secrète des petits coins de montagne.
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Sylvie Reymond Bagur, Sève d'automne
Deux lianes crémeuses et vigoureuses plongent et disparaissent dans le bleu. Au bout de ces bras agiles, deux mains rougies par le froid tournent, retournent le linge gonflé d’eau, énorme et ruisselant. La taille, soulignée par la ceinture, laisse s’épanouir le volume des hanches et du dos qui s’ouvrent en corolle en un beau huit, une spirale que Louis, debout dans l’ombre légère des aulnes pourrait, à l’infini, parcourir. Oui, s’attacher au replat des épaules, glisser sur les méandres du dos pour mieux se couler, étonné, par le chas de la taille, flâner sur chacune des hanches et puis la taille encore et de nouveau le dos et rester là, toute la vie, à la regarder comme derrière la vitre et s’étourdir de ce voyage… Si ce n’était, quand elle ouvre les bras pour battre le linge, cette tache sombre, une touffe d’acajou, petit animal vivant et chaud au creux de l’aisselle, chaud comme une promesse murmurée au creux de l’oreille, promesse de douceur soyeuse et d’odeur tiède de femme en sueur, promesse si impérieuse que Louis doit s’en approcher.
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Sylvie Reymond Bagur, Sève d'automne
Ils crient. C’est toujours comme ça après la bataille, des appels au secours, un impossible secours. Louis est heureux, on a le droit d’être heureux quand les hurlements de douleur viennent de ceux d’en face. Ils crient encore et puis le cri devient son cri, sort de son propre ventre qui sent l’écho de la souffrance qui flotte dans les flammes, le cri entre dans la chair qui ressent la douleur de l’autre, celle qu’il pourrait ressentir, être l’autre, sentir l’étouffement, la brûlure, revivre les souvenirs, l’intolérable et ne pas pouvoir bouger. Ils sont de l’autre côté de la ligne, la porte est fermée, il l’a bien cadenassée avec la grosse clé rouillée. Il sent la fumée qui entre, le besoin d’air et cette affreuse mécanique qui, par ce besoin, fait entrer le poison. Ils se battent contre la porte, ils essaient de sortir, il entend sa petite voix à elle, Rachel l’appelle, le supplie, viens, viens, enfin, l’appel tant attendu. Il est trop tard, il ne peut plus maintenant, le plancher en châtaignier craque, tout va s’embraser, il imagine leur frayeur sous les poutres en feu. Est-ce qu’ils se serrent dans un dernier élan d’amour ? Il ne leur ouvrira pas. Ils devraient être heureux de mourir ensemble, tant et tant sont morts seuls. La clède s’allume comme une torche, une délicieuse odeur de châtaignes se disperse dans le petit vent, recouvre l’odeur de chair brûlée, tout flambe, le plancher s’effondre, il jubile, il souffre. Sa jambe saute et tressaute et sa main gauche aussi, elles dansent comme les couples à la Saint-Jean, au-dessus du feu. Et l’odeur de châtaignes qui grillent, les vieilles brasillades, la grande poêle à trou dans la cheminée et les corps qui sautent sur le feu…
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