Lecture critique et remarques sur le style de Léon Bloy
J’ai commencé la lecture de Léon Bloy par les Histoires désobligeantes et l’Exégèse des lieux communs puis le Désespéré, une lecture comme un choc ou plutôt une série de chocs. D’abord, et c’est pour cela que j’ai eu envie de me plonger dans la lecture de cet écrivain hors norme, le choc d’une écriture, on peut même dire -comme on le fait parfois pour Céline - plus qu’un style la rencontre d’une langue au sens d’un usage particulier et étonnant de la syntaxe, d’un vocabulaire d’une richesse incroyable, d’une invention verbale sans égal, une pluie de métaphores, d’hyperboles et d’images inattendues et tout cela de façon si concentrée, intense, que la lecture en était jubilatoire avec des passages si denses et si éruptifs que j’en ai eu comme le souffle coupé.
Cependant, lire Léon Bloy au long cours peut faire naître une lassitude avec le sentiment parfois d’une sorte de « numéro de cirque » littéraire.
Cette démesure, au-delà de son caractère inouï, avait-elle un sens ? N’était-ce qu’un jeu verbal ? Et que faire de ce lexique suranné ? De l’archaïsme de certaines formulations ? De la lourdeur amphigourique de certaines phrases : « Seul, le torrent qui roule au fond de la gorge sauvage, tranchait par son fracas sur l’immobile taciturnité de cette nature sommeillante. »
Venait aussi un agacement devant ce tsunami de dénonciations : écrivains, église, prêtres, politiques, bourgeois… des charges violentes, dénuées de toutes nuances contre Huysmans son ancien ami. Musset, Zola, Maupassant, Gambetta et bien d’autres sont eux aussi étrillés.
Que faire par exemple de : « Lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Musset, postiches lamentateurs qui trempèrent la soupe de leur gloire avec les incontinentes larmes d’une mélancolie bonne fille qui leur partageait ses faveurs. Or, qu’est-ce que le vague passionnel de l’incestueux René, bâtard de Rousseau, ou la frénésie décorative de Manfred, auprès de la tétanique bave de quelques réprouvés tels que Baudelaire ? »
Même si Baudelaire est épargné, nous voici face à ce qui a quasiment disparu de notre univers littéraire : l’art du pamphlétaire, l’art de la charge violente, de la dénonciation, l’art de tout se permettre au nom de l’exigence. L’on peut retrouver quelque chose de cet ordre dans le Jourde et Naulleau des auteurs éponymes et dans La Littérature sans estomac de Pierre Jourde, dans les articles assassins du blog Stalker de Juan Asensio, s’attachant à dénoncer l’imposture de certains de nos « grands » écrivains contemporains, Pierre Jourde allant jusqu’à imiter leur style.
Cette critique littéraire excessive est-elle acceptable ? S’agit-il d’une question de tempérament qui opposerait les modérés et les révoltés, d’une question d’efficacité - la critique respectueuse versus l’engagement enflammé - ou d’une question d’époque ?
Il me semble en effet que notre époque est celle du consensus littéraire, de l’adoubement systématique de ce qui se vend bien, de ceux qui sont « connus ». Les seuls points de vue divergents se trouvent sur le réseaux sociaux souvent sous forme de condamnation purement subjectives.
La remise en question de l’entre-soi du milieu littéraire parisien qui se coopte dans les jurys de prix littéraire, me semble avoir une vertu quasi « sanitaire » : ces auteurs, critiques vigoureux, se donnent le droit de réévaluer librement la qualité des livres d’un auteur « vu à la télé » ou adoubé par les médias en vogue, sur les plateaux télé où le ton est bien loin de celui de Léon Bloy qui affirme : « Critiquer poliment, c’est améliorer ; injurier avec intransigeance, c’est améliorer instamment. Il y a de l’engagement personnel à éructer, il y faut de l’individu qui se collette.» J'aime à imaginer Léon Bloy à la « Grande librairie »!
Au-delà de ses jugements violents, la lecture de Bloy m’a inspiré aussi parfois un mouvement de rejet pour son essentialisme : le riche versus le pauvre par exemple, développé dans de nombreux passages m’a semblé d’un manichéisme agaçant.
Mais, il faut rappeler que tout n’est pas que diatribe, les portraits sont savoureux et dans de nombreuses pages filtre une douce tendresse.
Et puis, Léon Bloy, c’est aussi la question sociale, exposée, certes, de façon caricaturale, mais parce qu’elle s’adosse à un idéalisme religieux. Rappelons l’injustice sociale qui régnait au XIXe. Et comment ne pas être troublé par le thème de l’argent évoqué comme une sorte de puissance, une sorte de force entre matière et dieu, notamment dans certaines nouvelles. Les romans de Bloy relèvent de ce que l’on peut appeler de façon anachronique d’une autofiction qui dépasse l’exploration du « moi » et du trajet individuel qui la caractérise de nos jours, les romans de Bloy sont portés par une dimension sociale, métaphysique et symbolique.
Ainsi, questionnements sociaux et religieux, indissociables, construisent une façon de penser la société en termes de destin métaphysique, un état d’esprit bien loin de nos repères. Bloy se vit comme un martyr, pense en fonction de l’exégèse biblique, plaçant par exemple la naissance de l’humanité à 60 000 ans av. J.-C..
Ce que je viens d’écrire semble rédhibitoire, pourtant, même si je ne peux pas entrer dans ce type de raisonnement et si certains personnages sont trop caricaturaux pour prendre réalité et provoquer l’empathie, la lecture de Bloy reste fascinante. Elle parvient à faire entrer dans une sorte d’univers mystique, plus précisément, un absolu mystique auquel je ne me sentais pas totalement étrangère, s'en dégage la nostalgie d’un absolu de générosité et de foi si loin de notre époque que, paradoxalement, l’on peut sentir, partager quelque chose de cette nostalgie.
Et l’exagération du style, l’irréalité des personnages participe de ce sentiment d’absolu, car, comme l’a écrit Bloy lui-même : « exagérer, c’est porter son regard au-delà. »
Et nous voilà de nouveau dans l’écriture, car même s’il est difficile de se replacer dans ce contexte de renouveau du catholicisme : Bloy s’est converti comme Huysmans ou plus tard Claudel, Max Jacob ou encore Péguy, il me semble que le lecteur contemporain peut ressentir ce que signifie "être un témoin désenchanté de son époque", comprendre, sans forcément la partager, cette envie de chercher dans la religion de ses pères une voie. Je citerai ici Pierre Glaudes, grand spécialiste de Bloy :
« Pour Bloy, un écrivain qui ne dit rien à nos âmes est le plus vil des esclaves et le plus révoltant des histrions. Il profane le langage humain — le langage que Dieu a parlé.»
Je n’irai pas, comme certains critiques, jusqu’à affirmer Bloy a développé tout un système métaphysique cohérent. Et si ses personnages n’ont pas d’existence réelle, en particulier dans les nouvelles, ce sont plus des symboles, des sortes d’allégories et parfois des prétextes, des manières de se venger, de dénoncer, reste la langue.
Par l’excès de style, les personnages se font archétypes, il ne s’agit plus de méchanceté, de violence ordinaire, celle du fait divers, mais de l’ouverture sur une interprétation plus vaste.
Je le répète, la lecture de Bloy est immersion dans un univers de style, dans un langage. Mon impression a été confirmée par la lecture du texte que Roland Barthes lui a consacré dans le Bruissement de la langue: il faut lire Léon Bloy pour son écriture unique, son audace stylistique qui provoque une sorte « d’impression verbale », un tourbillon et je dirais presque : qu’importe ce qui est raconté, l’on vogue entre les mots inconnus, ils font partie du voyage, les sonorités, la concentration des métaphores, des images m’ont fait entrer dans une sorte de quatrième dimension. Bernanos le décrit comme un style "d'une opulence byzantine, comme on voit entre les puissants piliers de l'Arc de Triomphe, descendre un soleil rouge."
La lecture de Léon Bloy revivifie la question de l’écrivain qui serait avant tout un creuset de mots. Roland Barthes sépare l’écriture qui pense et l’écriture par métaphore, celle qui dit « ceci est » et la seconde qui évoque au moyen de « ceci ressemble à… » L’écriture de Bloy fait partie de la seconde. Alors, certes, méchanceté, cruauté, manichéisme, aspect réducteur… mais avec une écriture qui parvient à être à la fois violente et savante, sauvage et complexe. J’aime employer le mot de fulgurance quand, au cours d’une lecture, c’est l’écriture elle-même qui m’emporte et non ce qui est raconté : avec Bloy nous y sommes, la fulgurance est quasi permanente.
Et puis, peu à peu, avec la lecture du Désespéré, de La Femme pauvre, de ses journaux intimes, ces deux impressions contradictoires -agacement et fascination- se sont condensées dans la conviction qu’il ne faut pas chercher chez Bloy la vérité d’une psychologie ou de jugements explicatifs ou même descriptifs, mais une mystique de la révolte contre l’injustice sociale et la perte du sentiment religieux. Sa démesure, l’excès de son style, ne sont pas que violence ou haine, c’est une forme de résistance, d’injonction au lecteur à se réveiller. Le style en éruption, d’hyperbole en hyperbole, se fait cri, hurlement, atteint l’inattendu, le merveilleux. Le miracle ? Georges Bernanos a écrit dans son texte intitulé "Dans l'amitié de Léon Bloy" à propos de l'attitude de Léon Bloy vis-à-vis de l'amitié : "Il l'a souvent défiée, provoquée, avec une espèce de colère sacrée, comme un croyant blasphème le Dieu qu'il adore, exige de lui des miracles." Pour Bernanos, Léon Bloy est une sorte de voyant, la violence de ses écrits étant, en quelque sorte, prémonitoire des violences terribles du XXè siècle qui commence.
Ce qui me parait incontestable, c'est que la puissance du style est ici au service de ce que je pourrais appeler " l’attente", attente du changement de la société, attente de la venue de Dieu, attente de la justice et le Verbe de Léon Bloy exprime cette attente, c'est la parole de celui qui hurle pour ne pas désespérer, de celui qui s'est désigné lui-même comme "le pélerin de l'absolu".
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