Prologue
Et c’est le diable, déguisé en veilleur de nuit qui interroge:
— «Cet homme a-t-il été victime d'un accident?» Busoni - Doktor Faust
J'étais parti, j'avais quitté le théâtre comme l’on fuit un danger. Je marchais au hasard dans le petit matin, ce moment où les rues sont presque désertes, où tout est disponible. Il faisait doux. Autour de moi la ville déployait son décor, les boutiques soulevaient leur rideau, sortaient leurs présentoirs, puis, au travers d’un reste de pénombre que les premiers assauts du soleil faisaient vibrer sans parvenir à la chasser tout à fait, elle s’est ouverte devant moi, soudain si grande : la place du marché, je la reconnaissais à peine. La nuit faisait mine de la tenir encore et s’accrochait par poches aux piliers de platanes, elle en rongeait l’écorce tachetée de coulées sombres comme un mal exotique qui l’aurait attaquée.
Je détournai les yeux de ces géographies nocturnes, j’avançais, enjambais de longs serpents souples qui glissaient sur le sol ; les vagues silhouettes des employés municipaux semblaient jouer avec leurs gueules ouvertes qui crachaient dru, je les entendais gicler joyeusement et le pavé étincelait sous leurs jets d’eau. Calme, la tête creuse et le corps rafraîchi par le léger brouillard qui fusait, je laissais la place s’étirer sous mes pas ; les bruits, les arbres, les silhouettes jaunes qui s’affairaient, tout s’éloignait lentement comme absorbé par un espace vierge de toute émotion, je pénétrais dans une zone immense et dénudée. Le petit jour de juin se faisait cotonneux et pâle comme un matin de neige, à l’autre bout, la place me jeta sur son rivage avec la certitude soudaine et violente de n’être qu’en sursis, dans la liberté provisoire d'une anesthésie.
Sans raison, je pris à droite et longeai l'avenue principale comme un fond de scène brumeux, une simple toile avec personnages peinte trop loin. Sortant de l’ombre, des maisons fripées penchaient vers moi leurs visages cireux, baillant de leurs volets de bois qui s'ouvraient en grinçant pour mieux accueillir l’aube. Dans la douceur fatiguée de ce jour qui commence, cette vie qui s'éveille n’était pour moi que l'illusion d'un monde qui s'effondre sans le savoir encore, sans savoir qu’en ce petit matin de juin, je sortais d’un second face à face avec la mort et que cela me hantait, me hanterait comme la promesse d’un mauvais rendez-vous.
Il fallait avancer encore et, parfois, sur un trottoir, croiser des gens, baisser les yeux et resserrer son col devant ces créatures échappées de la toile, devant l'impossibilité de partager cette sensation de monde qui se renverse, cette certitude que ce qui commençait à poindre derrière les façades n’était pas la lumière neuve du matin, mais la nuit qui tombe dans le jour nouveau et le dissout, comme un acide. Le corps raidi, ne semblant plus tenir que par la suite instable des équilibres de la marche, j'accélérai le pas, serrai plus fort mes doigts ; il n’y avait plus que cela, la tension de mes ongles creusant le tissu des deux extrémités de mon col, deux points de résistance pour échapper au point obscur qui se mêlait peu à peu au bruit de mes semelles. Je ne savais pas encore ce que cela signifiait, je ne pouvais que m’agiter, tenter d’escamoter ce qui ne peut pas s’éviter, d’apprivoiser cette pensée brûlante et étrange, inexorable. Pour la seconde fois, un lien s’était créé entre mes désirs et la mort.
Plus loin, je m’embronchai aux chaises en rotin d'une terrasse de café pourtant familière, j’étais ivre comme un homme qui marcherait au fond de l’océan, en apnée de sentiments, les poumons et le cœur trop pleins pour accueillir encore. À de rares instants, je parvenais à n'être plus que le choc régulier de mes chaussures sur le goudron humide de rosée. En vain, la ville n’était plus qu’un immense aquarium, je roulais ; bousculé, je tanguais. J’avais atteint le moment où le malaise prend corps, où une vision peut se faire douleur. Elle était là maintenant, pointue, indubitable. Son aiguille trouvait sa source dans une forme imaginaire, une figure allongée qui me perçait, me traversait de sa cascade aigre et la douleur s’en égouttait, tombait par plots, je la sentais glisser jusqu’à mon estomac qui se contorsionnait sous l’impact, la faisait rebondir. Elle s’élargissait alors, nappait tout mon cerveau d’une image d’arrière fond, un peu floue, une vision comme un sens nouveau pour voir de l'intérieur, pour se pencher vers le dedans, plonger et toujours, malgré tout, se tenir, tenter de se remplir du bruit régulier de mes semelles de cuir claquant sur le trottoir.
Mais cela ne suffisait plus, des questions qui n’étaient pas faites de mots étaient là, en moi, des douleurs qui claquaient plus fort encore et remplissaient l’espace.
Une mort désirée qui s’accomplit suffit-elle à vous rendre coupable ?
Des secousses me parcouraient tout entier, frissons d’une fragilité qui se fraye un chemin vers la surface, ébranlements d’une lucidité soudaine qui font vibrer le corps, fendillent les apparences.
La ville s’émiettait comme un puzzle qui se défait et retombe en vrac dans sa boite.
Entre le désir et la mort, il y a le geste, le geste fatal. Avait-il eu lieu ?
Je ralentissais, sous moi la cage de ma respiration hoquetait bruyamment.
Passage à l’acte.
L’ombre des mots tintait sur le trottoir, tressautait sur les parois de mon esprit.
Passage à l’acte ? Je ne savais plus. La pensée annihilée par la fatigue et les émotions contradictoires, l’idée et sa réalisation, le désir et l’objet, l’accusation et la culpabilité, tout se fondait comme ces choses qui ont lieu la nuit entre deux phases de sommeil profond et dont on ne saurait dire si elles ont été rêvées, espérées, inventées ou subies.
Alors je refusai de penser, je cherchai à faire le vide, j'y parvenais presque si ce n'était un corps, la vision d'un corps étendu qui s’imposait à moi, en point de mire de mes pensées et de mes pas. J’accélérai encore, j’espérais la semer, la vitrifier, je traversais des rues à l’aveugle, elles se dérobaient devant moi comme ces amis qui vous renient et se détournent avec un haussement d’épaule.
Non, rien ne pourrait la dissoudre.
Il me semblait pourtant encore possible de la réduire, de la tenir serrée dans l'innocence d'un simple souvenir, de l’estomper sous le grain d'une vieille photo sépia, presque touchante. Et puis, au moment où je reprenais enfin mon souffle, longeant une palissade de bois où s’écaillaient de vieilles affiches, j’ai machinalement cherché les miennes, je n’en ai pas trouvé : elle en a profité, elle a fondu sur moi. Une vision, un piège, j’étais pris dans sa glu. Je marchais, la fuyais, l'emportais, elle s'était installée si vite ; maintenant, elle tapissait tout mon ventre, me remplissait. Parfois précise, elle se faisait nappe rouge, auréole autour d’une tête invisible puis glissait plus au fond, rejoignait, réveillait l’autre rouge, l’autre vision, le filet à la lèvre de mon père, la couleur de brûlure qui purrulait dans mon estomac vide. Et si, parfois, elle semblait disparaître, c’était pour revenir, s’étaler, s’installer mieux encore ; trop grande pour moi, elle me débordait comme une nausée. Je ne voyais plus qu’elle, je marchais dans le rouge, la couleur du théâtre ! Elle recouvrait tout.
Je me raisonnais, je n’étais pas un personnage de roman noir, je ne pouvais pas me penser criminel, il fallait se débattre, se dépêtrer de cette toile solide et ductile, refuser le cliché trop facile du crime, du rouge et du sang, refuser de se vautrer dans les fibres collantes et souples de la confusion et du songe, refuser la tentation de la déraison comme ultime chemin de fuite.
Une femme balaye un trottoir et je flotte, étourdi. Cette chute, ce corps sur le sol, sa chute, et puis moi qui trébuche dans le petit matin, notre chute, une conjugaison, un déploiement, je valdingue, un mot sonne dans ma tête comme l’agitation qui me malmène, c’est la dé-grin-go-la-de.
Un peu plus loin, devant les grandes portes cintrées de fer de la poste fermée, mon pas se fait timide, hésite, une torche grésille, fait jour à l’intérieur de ma pensée, incrédule, je plonge, j'aperçois tout au fond un lac teinté de rouge sombre, couleur de culpabilité qui se perd dans le noir, se déforme et prend consistance. Il me fait face, me nargue, grimace comme un doute. Et si tout cela, cette vision, l'émotion aux aguets avec laquelle on croit jouer à cache-cache n’était qu'un leurre, une fausse peur pour tenter d'écarter les vraies ? Une mauvaise comédie ? Une tache pour en dépister d’autres, moins sanglantes, mais tout aussi tenaces, toutes les lâchetés, les accointances, toutes les facilités qui rendent la pente glissante ?
Incantation, exorcisme ? Une phrase s’est mise à tourner en boucle. Je psalmodiais :
« Je ne suis qu’un danseur, je ne suis qu’un chorégraphe. »
Et là, juste derrière, en embuscade, une autre phrase me chantait à l’oreille :
« N’est-ce pas justement cela, un chorégraphe, celui qui transforme ses désirs en gestes ? ».
Je devais avoir l’air d’un fou ou peut-être étais-je parvenu à la limite, à l’orée de cette forêt profonde, de cet autre visage de la réalité que l’on nomme folie.
Quelques boutiques étaient ouvertes maintenant, celles des lève-tôt qui illuminent la fin de nuit des couche-tard comme moi et qui, cette fois, m’abandonnaient à mes pensées obscures. Peur, tache, couleur, tout entraînait tout et tout se refermait, je me jetai en avant pour forcer le passage, mais je savais pourtant, que, quelque part, plus tard, il faudrait s’arrêter et faire une place au réel.
Je m’enfonçai dans de petites rues sans les reconnaître, rentrer chez moi était inconcevable et c’est ainsi, perdu, que je suis arrivé devant la porte du studio sans savoir comment j’y étais parvenu. Je ne sais pas non plus comment je suis entré, je devais avoir pris les clés.
J'allumai un seul néon pour ne pas effrayer par une lumière trop vive la présence charnelle de toutes les heures vécues ici. J’espérais peut-être trouver refuge dans ce lieu du travail quotidien : le studio de danse, la coulisse de la coulisse, une pièce toute en longueur, lieu vide et solide construit d'effleurements sur ses murs, de mains agrippées à des barres de bois, un lieu fait de miroirs, de regards, érigé sur tant d'efforts, tant de gestes, ce studio de danse ou un autre, plus grand ou plus vétuste, des lieux tant de fois arpentés, habités par la danse, leur sol usé, tant de fois caressé de chaussons et de corps, un lieu désert qui porte l'écho de tant de mouvements, espace silencieux résonnant, peuplé de ses danseurs, surtout cela, oui, les danseurs qui travaillent et cherchent dans l’épaisseur de ses immenses glaces le fantôme de leur quête.
Peut-être, mais là, seul au milieu du studio vide je sentais mon corps impuissant, je n’étais plus assez danseur, plus assez libre de mes mouvements pour m'exorciser par mes gestes ; depuis trop longtemps je faisais circuler mes émotions par le corps des autres.
Avivée par le silence et l’immobilité, la brûlure, insupportable au creux de l’estomac, un ulcère irrigué par les fluides acides venant de mon cerveau me privait de toute ressource, une douleur faite de soupçons et de doutes, nourrie par toutes les petites douleurs enfouies, rentrées, s'agrégeant dont je sentais converger tous les ruissellements qui s’étaient dégelés.
Une douleur à se jeter par la fenêtre.
Alors, je me souviens de m'être assis à mon bureau, dans la petite alcôve qui fait face à la salle comme l'on s'accoude un soir de solitude à un balcon pour voir passer la foule, y chercher un visage familier, pour apercevoir un ami.
Et si j'écrivais ? Antinomie du chorégraphe qui écrit ? J'avais toujours noté des pensées, des projets, des commentaires, mais là c'était tout autre chose, écrire ce que l'on ne peut plus danser, se servir des mots qui ne sont plus des gestes, mais des signes. J’ai allumé l’écran, voyageur perdu, je me suis cramponné à sa lumière, tentant de me souvenir comment, si souvent, les gestes m'avaient fait signe.
La lumière du néon tombant du mur derrière moi insinuait son rayon sale, tranchait le dos de mes mains de sa lame ébréchée avant de se perdre sur les lattes du parquet de bois. Tout au fond son faisceau pâle laissait s'effacer dans l'ombre le vieux trompe-l'œil des trois grandes fenêtres en ogive qui donnaient sur la rue. Figé par l’urgence, intimidé, pressé, avec la peur d'être maladroit comme à l'instant des gestes qui précèdent l'amour, je m'accrochais à la vision de ces deux mains ainsi suspendues au-dessus des touches comme deux griffes menaçantes et, peu à peu, au travers du silence de la pièce déserte, j’ai écouté monter en moi une bouillie d’images et d’émotions. Elle a gonflé, elle est devenue si énorme que, si j'avais décalé mon regard, elle aurait occupé tout mon champ de vision, alors, j’ai posé le crochet de mes mains sur le clavier.
Elles sont redevenues inoffensives et vivantes.
Je me suis mis à écrire.